Un vieil homme pousse une roche au sommet d’une montagne. La roche est très grande et le vieil homme emploie toute ses forces, chacun de ses vieux et tremblants muscles, pour la pousser. Il gagne, un par un, avec une dose infinie de patience et avec beaucoup, beaucoup de sueur, les quelques mètres qui le séparent du sommet. Le sommet semble encore lointain et, en raison de son âge et de sa faiblesse apparente, la probabilité qu’il puisse l’atteindre semble très faible. Chaque pas représente un effort surhumain pour ce vieillard qui, pour aggraver les choses, est également aveugle. Les orbites vides de ses yeux le prouvent. Le vieil aveugle soutient la roche du mieux qu’il peut avec son dos et la pousse avec la force que ses jambes possèdent encore. La roche paraît toujours sur le point de le vaincre, de le courber. Le drame de la scène est évident. Apparemment, d’après les éléments visibles dans le paysage, rien ne semble le forcer à le faire. Eh oui, il n’y a rien de matériel qui semble exiger de lui ce comportement irrationnel de vouloir gravir l’immense rocher sur la montagne. Le vieil homme continue, obstinément, à grimper la montagne avec le lourd bloc de roche, et quand il semble avoir atteint son but, quand la roche touche enfin le sommet et semble s’y stabiliser, elle se met à vaciller, glisser et redescendre. Le vieil homme semble dans son attitude, dans sa disposition en cette seconde, enfin libre et se lance dans la descente de la montagne soulagé, pour l’instant, du poids infini de cette roche. Sisyphe, c’est son nom, semble bien connaître le terrain par la sûreté que l’on remarque dans ses pas. Il descend à l’endroit où la roche a débarqué après la chute. Le vieil homme semble deviner à l’avance sa trajectoire, il la touche avec une rage contenue qui semble avoir toujours été là. Il recommence à gravir la montagne avec cette roche. La scène est répétée et Sisyphe fait toujours les mêmes mouvements. La répétition semble infinie, mais chaque fois qu’il descend, chaque fois que son corps se libère du rocher, son attitude semble se renouveler, son visage semble inondé d’un secret de bonheur, d’un air, d’une promesse de liberté qui n’est pas complètement accomplie.
J’ai vu cette scène sur YouTube, elle était tirée d’un conte pour enfants, elle est apparue sur mon écran sans le vouloir, sous la dictature de l’algorithme de recherche de Google qui semble régir la réalité de toute notre humanité, vivant collée à un écran. L’histoire de Sisyphe est encore plus complexe et plus longue, mais je voulais juste parler de la partie finale, de cette punition éternelle que les dieux lui ont infligée en portant un rocher sans cesse sur une montagne, dans un acte qui devient futile à cause de sa répétitivité. La première fois, c’est un exploit, vingt fois plus tard, cela semble de la folie, cent fois plus tard, tout sens se perd, mille fois plus tard, la compréhension se vide et l’acte devient imperceptible, il est accepté comme quotidien, comme faisant partie du paysage. C’est l’histoire de Sisyphe, un personnage de la mythologie grecque qui a réussi à défier les dieux, non pas une, mais deux fois, en échappant à la mort. Eh bien, je ne connaissais pas beaucoup le personnage non plus, et je ne veux pas, en le connaissant sur YouTube, passer pour un sage, car comme vous le savez, ce n’est pas le cas, bien entendu. Mais oui, voir ce vieil homme m’a fait réfléchir à la brièveté des espaces de liberté dont nous disposons.
Je veux dire que, en y pensant, chaque jour, nous tous mortels, comme Sisyphe, accomplissons une routine, il ne s’agit pas de porter le poids d’une montagne sur notre dos (c’est simplement une métaphore de la vie), mais d’avoir à accomplir la même tâche : conduire un taxi, être devant une caissière, devant un écran regardant l’évolution des finances d’une organisation, devant une bande de transport coupant des légumes dans une usine, devant certains étudiants répliquant la même classe de l’année dernière, etc… Chacun de nous est, chaque jour et sans cesse, comme un Sisyphe qui porte et pousse ses propres rochers, ceux qui lui sont destinés. Bien sûr, certains, quelques privilégiés, aiment leur travail et prennent du plaisir à le faire, mais cette personnalité sadique ne les libère pas de la répétition assidue, du fait de devoir pousser la même chose encore et encore, de la routine, de la répétition. Vous me direz que cela ne touche pas ceux qui peuvent, par la libération que leur donne l’argent, s’abstenir de travailler, ceux qui peuvent décider librement de leur emploi du temps, ceux qui ont déjà pu prendre leur retraite et qui jouissent placidement de la libération de leur temps, de leurs jours. Je veux dire aux gens que les hommes et les femmes sont des animaux d’habitudes et qu’en étant capables de décider librement de nos journées, nous décidons de faire la même chose parce que nous aimons ce qui est familier, ou plutôt parce que l’expérience de connaître quelque chose de nouveau est très fatigante et met au défi l’esprit et le corps, et nous nous habituons à ce qui se répète, à ce qui nous ennuie : De regarder YouTube, Netflix, de faire les mêmes lectures, de lire les mêmes auteurs, de faire les mêmes exercices, de regarder Tiktok, de courir dans les mêmes parcs, de passer les mêmes vacances, de voir les mêmes amis, encore et toujours.
J’ai commencé par mettre en garde, dans le premier article (http://territoireslibres.com/2021/01/voici-ce-que-je-veux-dire/) que j’ai écrit pour ce Blog en réponse à l’article de ma chère amie Beatrix, sur la difficulté d’établir un rapport entre la liberté et le territoire. J’ai compris le territoire comme un espace fermé, un espace frontalier. Un espace approprié par quelqu’un ou par certains dans un but quelconque, qu’il soit politique, économique ou simplement militaire. J’avais déjà dit que notre territoire libre est l’espace que nous nous approprions dans cette feuille électronique qui constitue ce blog. Aujourd’hui, j’ai voulu pouvoir parler d’une manière peut-être un peu moins complexe – je dois accepter que dans le dernier article, j’ai donné beaucoup de tours de vis- de la liberté, que j’avais définie par opposition à l’esclave, à l’obligatoire, à ce que nous devons faire. Regarder cette scène avec Sisyphe comme protagoniste m’a fait penser que la seule façon de comprendre la liberté dans sa dimension la plus profonde est de le faire comme Sisyphe, c’est-à-dire après avoir porté le rocher que nous portons tous sur nous (heureusement ou non) afin que plus tard, libérés de ce poids, nous puissions descendre en liberté relative la montagne, même si c’est pour chercher à nouveau le rocher de notre esclavage. C’est un peu ce que je ressens, je m’éloigne du travail, de la famille, quelques minutes pour écrire cet article que personne ne lira, parce qu’au fond de moi je sais que je l’ai écrit pour moi. Ma petite sphère de liberté, de décision est de jeter à la mer une lettre qui contient mes mots et dont je ne sais pas exactement dans quels yeux elle va tomber. Notre liberté est limitée parce que, comme je l’ai lu dans un blog que j’aime suivre (www.cuarentena.ca), nous sommes déterminés relativement par notre histoire. C’est-à-dire que nous choisissons, nous faisons notre propre histoire, mais nous la faisons en fonction des circonstances qui nous entourent et qui le passé nous lègue. La mienne est celui d’un simple immigrant.