Un pays sans bon sens de Pierre Perrault (1970). Une critique décoloniale du nationalisme québécois ?

Par Anibal Barca,

https://www.youtube.com/watch?v=av9biGmOdso

Pierre Perrault possède et développe dans son œuvre, sans aucun doute, l’un des regards les plus profonds et poétiques sur le territoire québécois, sur ses gens, sur leurs voix. Ce laisser parler conscient, cet exercice patient d’écoute, d’observation, de contraste se fixe toujours dans un territoire qui est à la fois lieu et souvenir, appartenance. Ce n’est pas un territoire vide, mais un lieu dans la conscience, la constance de l’être des personnes qui se spatialise et se dénude du fétichisme d’une identité unique, d’une seule façon de voir et de vivre l’espace, d’une seule manière d’être. Ce que l’on découvre dans le documentaire Un pays sans bon sens, c’est la multiplicité des regards, des façons de vivre le territoire, des façons d’exister et des limites imposées par le pouvoir, par le regard colonial de l’autre. Pierre Perrault nous présente, à travers les voix qui s’accumulent et qui grandissent dans une dialectique qui semble comme un fleuve de musiques en contrepoint, un regard profondément spatial et situé du monde qui est démonte par la critique venant des marges l’appareil sophistiqué de l’unicité nationale, le rêve d’une seule forme d’existence dérivée de l’héritage catholique français et colonial.

Le fil de ces voix qui soutient le récit documentaire est le témoignage de Didier Dufour, un chercheur et professeur universitaire, un docteur en sciences qui parle et critique à travers des métaphores avec des souris de laboratoire le caractère de la construction de la nationalité Québécoise. Dufour unit plusieurs voix, plusieurs regards. D’un côté, il représente les nouvelles générations éduquées du Québec qui s’éloignent de leurs origines paysannes. D’un autre côté, il représente la nécessité de penser le Québec depuis le territoire, depuis la culture, depuis cette façon de vivre sur le territoire que représentent les braconniers. Le point culminant de la réflexion de Dufour est la déconstruction qu’il réalise de cette nécessité de construire un pays, une nation. Dans une des scènes finales, Dufour dit :

… Le pays pour moi, c’est viscéral. C’est tellement viscéral que, si tu ne commences pas à y penser, tu commences à dire que le Québec ce n’est même pas ton pays… c’est Baie-Saint-Paul ! ! ! ma maison ! ! ! Le coin de la rue ! ! ! Le climat ! ! ! ce sont toutes ces petites choses qui s’imprègnent en toi… dont tu ne peux jamais te débarrasser. Je pense que le petit coin… Le petit village… qui t’a vu naître… qui t’a vu t’épanouir végétativement dans ta prime jeunesse t’a laissé une signature qui est indélébile (sic). C’est ça le pays. C’est la signature indélébile ! ! ! C’est viscéral ! ! ! ça ne s’intellectualise pas, ça se bucolise ! ! !

À la vision académique et de recherche de Dufour, qui constitue la pierre angulaire du récit, s’ajoutent d’autres voix qui se confrontent dans un antagonisme permanent entre la nation et l’exclusion, entre colonialisme et libération qui peuplent tout le récit. À la vision de Dufour s’oppose la vision optimiste d’un autre universitaire, un francophone de l’ouest, Maurice Chaillot, qui trouve dans le Québec et à Paris sa libération d’une vie de dissimulation et d’imposture, d’une vie de marginalité dans une société qui marginalise le français et les francophones comme des secteurs arriérés de la société. La solution est pour lui, la construction d’un état francophone. L’image de René Lévesque et ses réponses brillantes aux provocations d’un étudiant anglophone au Manitoba semblent résoudre en faveur de la construction nationale l’argument, mais la question est loin d’être résolue dans le documentaire. Les voix des paysans de l’île aux Coudes situés dans la marginalité de cette nouvelle nation, les voix des autochtones qui apparaissent dans le documentaire dépossédés de leur liberté, dépossédés de leur territoire par les francophones, par l’État, les voix puissantes des Bretons qui expliquent à partir de leur expérience et de leur désespoir le pouvoir colonial de la France et sa capacité écrasante et destructrice nous questionnent, attirent notre attention, nous interpellent et nous font réfléchir sur les limites de cet État unificateur, unidimensionnel basé sur une identité particulière.

La dérive radicale du nationalisme québécois représentée dans la négation du racisme systémique, dans l’exploitation sauvage des territoires des premières nations, dans un capitalisme extractiviste destructeur du territoire devrait nous faire réfléchir davantage sur la diversité qui habite ce pays et sur l’influence profonde que le territoire a sur la vie, sur la façon d’être, sur l’influence de cette rivière infinie qui le traverse, nous donnant tout ce que nous sommes aux premiers, nouveaux et anciens habitants de cette terre peuplé avec différentes peuples, langues, accents et regards.

L’envie ou pas d’être sage

À l’instant où j’écris ces mots, je savoure un nectar alcoolisé alors que je suis supposée travaillée.

Il n’est que 14h.

N’ayez crainte, je ne souffre pas d’alcoolisme ou d’une quelconque addiction, je suis simplement rebelle à mes heures. J’ai envie de créer mon propre cadre d’existence plutôt que de cadrer dans celui qui nous est dicté.

Je me suis arrêté cet été, en observant ma cadence. Course incessante, abnégation à des échéanciers que nous ne décidons pas, fatigue inévitable en fin de journée… C’est vraiment cela, être une mère, une salariée, une amie et une épouse?

Non merci!  

Je souhaite plutôt vivre l’enthousiasme quotidien de créer, le pouvoir exutoire de dire non, profiter du ici et maintenant sans trop réfléchir à un futur lointain, sentir que je contribue à une humanité empreinte de beauté et de solidarité, danser le matin, dessiner le soir; matérialiser mes rêves, connecter avec les autres, être entourée d’amour…

Je souhaite plutôt vivre…

Je souhaite me sentir vivante.

Personne n’est en mesure d’éclairer ce chemin qui mène à cette célébration de la vie. Ce n’est ni mon employeur, ni mon amoureux, ni mes amies… Ce n’est que moi qui peut pleinement savoir ce qui est bon pour moi.

C’est ainsi que je tronque parfois la collation santé pour une sandwich à la crème glacée, que je me lance dans milles projets alors qu’une journée n’a que 24h, que je laisse mes enfants rigoler dans leur lit alors qu’ils sont supposés dormir, et que je sirote une boisson alcoolisée à 14h de l’après-midi.

Vivre, c’est respecter son intuition et son rythme plutôt que ceux des autres.

Vivre, c’est avoir l’audace et le courage de mener sa vie tel qu’on l’entend au-delà de toutes conventions.

Je vous souhaite donc une bonne vie empreinte de douces folies qui vous ressemblent!

Oser s’exprimer ou s’affirmer

Avez-vous cette impression parfois d’être le mouton noir, celui avec l’âme rebelle qui n’acquiesce pas à la majorité? Que ce soit pour mener des luttes sociales, ou que ce soit parce que l’univers vous a parachuté dans une famille aux idées opposées aux vôtres… En somme, vous aimeriez affirmer votre individualité malgré le risque de déplaire.

Comment ne pas travestir qui nous sommes, sans heurter qui que ce soit dans l’expression de ce que nous pulse notre cœur en guise de vérité?

Faut-il oser s’affirmer, envers et contre tous?

Bref, que faire lorsque nous ne pensons pas comme les autres…

Louise Arbour, une juriste émérite ayant siégé à la Cour suprême du Canada nous conseille de tenter de comprendre la perspective de l’autre et prioriser le consensus; la dissidence lui apparaissant comme un échec.

Similairement, j’ai récemment découvert en guise de règle d’or à appliquer en marketing qu’il faut enligner les valeurs de son auditoire sur le pourquoi il ferait affaire à nos produits et services. Une fois convaincue de leur légitimé, la personne n’a pas besoin du fin détail des produits ou des services pour se les procurer. Cela se compare également aux choix électoraux: en général, les électeurs n’auront pas scruté les programmes électoraux, mais ils auront choisi l’élu ou le parti qui s’enligne davantage avec leurs valeurs.  

C’est bien beau, être diplomate, empathique, être à la recherche de consensus ou d’enlignement de valeurs, mais pourquoi ne pas également apprécier la saveur complexe d’un débat salé où tout le monde ne s’entend pas sur les mêmes assaisonnements? Pourquoi, culturellement, ne pas faire place à ce genre de débat où toutes les perspectives peuvent être entendues avec respect? J’ai parfois une écœurantite de notre recherche absolue des consensus au Québec, qui laisse peu de place aux échanges d’idées ou de perspectives. À mon sens, cette culture « anti-débat » favorise le maintien de la volonté d’une majorité au pouvoir. Les autres sont ainsi perçus tels des fauteurs de trouble, nuisant à ce faux-semblant d’harmonie collective.       

Je devrais peut-être m’inspirer de Lilian Thuram, brillant auteur de l’ouvrage « La pensée blanche ». Cet homme m’a grandement inspirée lorsque j’ai eu l’opportunité de l’entendre à l’occasion d’une conférence virtuelle. Il y dévoila que ses amis blancs manifestaient parfois étrangement plus de colère qu’il en ressentait lui-même en lien avec les situations de racisme qu’il a vécues. Il expliquait, d’une voix posée, qu’une explosion de colère ne permettait pas de dialoguer efficacement avec l’autre. Selon lui, mieux vaut tenter de comprendre les situations de racisme en puisant dans leurs sources historiques et légales; cela afin de dégager des pistes de solutions.  

Je me questionne sur l’art de s’affirmer tout en demeurant empathique, calme et respectueux dans les échanges. Jusqu’à quel point cette attitude digne d’un Saint est valable lorsque l’autre te manque de respect.

Il s’agit d’un art, celui d’être assertif : s’affirmer tout en respectant l’autre afin d’établir des relations harmonieuses. Autrement dit, c’est se respecter autant que l’on respecte les autres; ni se considérer inférieure ou supérieure à autrui, mais se considérer avec autant d’importance.

En réaction à un manque de respect, il faut d’abord logiquement émettre nos limites pour se respecter. Il est ensuite possible de se détacher de la situation et tenter d’être empathique envers l’interlocuteur.

J’aimerais ajouter l’ingrédient de l’écoute à celui du respect afin d’exprimer son opinion bien que celui-ci puisse bousculer notre entourage.

L’écoute.

À quoi bon parler si nous ne sommes pas écoutés.

Voulons-nous perdre notre énergie auprès de personnes qui s’en tiennent qu’à leurs propres interprétations du monde?

J’admire en fait les individus ayant des perspectives déterminées, mais qui garde une ouverture d’esprit et l’humilité de ne pas tout connaître. Si adresser des enjeux complexes dans une conversation avec l’autre se déroule dans l’irrespect et la fermeture, il me semble préférable de se tourner vers une autre personne.

Certaines stratégies permettraient de s’assurer de capter l’écoute de l’autre au moment d’aborder des sujets émotionnellement lourds. Je dois cette découverte à l’ouvrage « Je suis un chercheur d’or » de Guillaume Dulude, spécialiste en communications interpersonnelles.  

Si j’ai à résumer les étapes; il faut établir minimalement une relation de confiance avec la personne à qui l’on souhaite communiquer en dosant sa vulnérabilité (se révéler à l’autre avec un juste dosage). Pour s’assurer d’une écoute réelle, certains signes non verbaux seraient présents : clignements de yeux (fixer sans cligner des yeux est un indice d’être plongé dans ses pensées), légers hochements de tête, corps penché vers l’avant…

D’une autre part, Guillaume Dulude prévient que chez les personnes présentant le trait de personnalité de l’agréabilité », elles doivent s’habituer à déplaire et ne pas chercher à tout prix l’approbation des autres. Cela leur permettrait à la longue de puiser le courage nécessaire pour demeurer authentique et ne pas s’adapter perpétuellement aux autres.   

Une autre stratégie que j’ai découvert par hasard sur le web consiste en la « technique du sandwich »: débuter en adressant un aspect positif, poursuivre avec ce qui est négatif à transmettre, puis revenir à du positif. Exemple : « J’apprécie passer du temps avec toi. Cela dit, ces temps-ci, j’ai l’impression que tu as besoin de ta bulle. J’aimerais qu’on partage plus de beaux moments ensemble comme avant »…

Je terminerais cet article en vous parlant d’amour de soi et de confiance en soi. Oser s’exprimer ou s’affirmer, c’est surtout s’accorder autant d’amour qu’aux autres; et qu’à ce titre, nous devons oser exprimer nos désaccords, nos besoins, nos souhaits, ou nos limites. Cette image d’une forêt m’est apparue en méditant, où tous les arbres se font mutuellement une place, tout naturellement, afin de capter les rayons du soleil. Aucun arbre tente délibérément de prendre le soleil de l’autre, aucun arbre ne se laisse mourir pour laisser sa place aux autres; mais chaque arbre prend sa place qui lui revient au soleil.

Indignation et espoir en Colombie.

Cela se passe dans une rue en Colombie. La ville est couverte de décombres. La séquence, prise à partir d’un téléphone portable, commence avec l’image d’un policier anti-émeutes accroupi et pointant un lance-roquettes monté sur un trépied sur le trottoir. L’image du policier occupe tout l’écran. L’arme tire, un, deux, trois, quatre coups. Le caméraman recule un peu, ouvrant lentement l’angle de sa caméra. A côté du policier qui tire le Vanom, il y en a un autre qui semble le couvrir avec un bouclier en plastique. Derrière eux passe un char antiémeute, la caméra le suit et avec son mouvement révèle l’arrière-plan. On y voit trois garçons qui se protègent des tirs avec des boucliers faits à la main à partir de barils d’aluminium. Le char se dirige vers eux, les percute, et finit par disparaître dans la fumée des gaz lacrymogènes. Des images comme celle-ci d’une guerre urbaine et asymétrique entre la police et les manifestants, qui montrent un usage disproportionné et inutile de la force, ont inondé les réseaux sociaux depuis le 28 avril de cette année, alimentant l’indignation d’une explosion sociale qui avait été mise en hibernation par la pandémie et qui s’est manifestée sur toute la longueur et la largeur de la Colombie, atteignant dans son expansion les communautés de la diaspora colombienne à l’étranger. Un mois après le début de la grève nationale, les protestations se poursuivent et, compte tenu de leur intensité et de leur continuité, le gouvernement semble tomber dans le discrédit.        

La dynamique du débordement social colombien ne semble pas exceptionnelle dans le contexte international, mais ce qui semble exceptionnel, c’est la brutalité de la répression appliquée pour le contenir, qui a déjà été dénoncée par les organisations nationales et internationales de défense des droits de l’homme.   Daniel Pécault (2012, 22) dans son ouvrage classique “Ordre et violence en Colombie” propose une hypothèse qui semble malheureusement toujours d’une douloureuse actualité en Colombie. La violence, selon l’auteur, ne constituerait pas le renversement de l’ordre, au contraire, elle serait un moyen d’établir un ordre historique, une modalité d’action concrète de l’État qui cherche à imposer un état de choses particulier.  Cette action de construction d’une hégémonie basée sur la force, sur une répression constante et systématique du leadership venant des périphéries, d’en bas, a été une constante historique depuis les guerres du 19ème siècle et a traversé l’histoire moderne de la Colombie. Les images qui ont circulé dans les réseaux sociaux et qui ont mis le monde en état d’alerte en raison de la grave situation de violation des droits de l’homme en Colombie semblent être la preuve actuelle et graphique de cette hypothèse, de cette continuité historique. En témoignent les 6402 meurtres de “faux positifs” survenus entre 2002 et 2008 et rapportés par le JEP, les plus de 80 000 cas de disparition forcée survenus entre 1970 et 2018 et rapportés par le Centre national de la mémoire historique et, dernièrement, les 199 leaders sociaux qui ont été tués au cours de l’année 2020, en pleine pandémie. À la longue liste des victimes de la violence que le pays a vécue et continue de vivre, nous devons ajouter avec douleur ceux qui quitteront la longue liste des jeunes qui sont morts à cause de la répression des manifestations de la plus grande grève nationale que le pays ait connue dans son histoire moderne et qui, selon la plateforme GRITA de l’ONG Temblores, comptait déjà 43 personnes au 20 mai. Dans le cas de la Colombie, les protestations ont trait à la dénonciation de la majorité de la population qui vit en marge de la société contre l’appareil de mort qui a construit pendant des décennies la coexistence entre le trafic de drogue, le paramilitarisme et l’action de l’État justifiée par l’ennemi intérieur. Les protestations proviennent des cinq millions de personnes qui ont été expulsées de leurs terres par les déplacements internes provoqués par les acteurs armés dans un processus d’accumulation par dépossession et qui, depuis les périphéries des villes, revendiquent leur droit à continuer d’exister.  

Je voudrais faire quelques réflexions très générales sur l’explosion sociale de la protestation en Colombie. 1) La réponse militaire et policière aux débordements sociaux est non seulement insuffisante mais aussi contre-productive ; l’indignation continue de croître face aux preuves de la disproportionnalité et du caractère inutile de l’action policière.  2) Face à un problème social, la réponse doit être donnée en termes de politique sociale et d’inclusion politique et économique. 3)La solution la plus viable à la flambée de protestations est d’établir de toute urgence un dialogue à plusieurs niveaux (dialogue national avec la direction de la grève et dialogues locaux avec les personnes aux points de résistance et en première ligne) qui se traduise par des accords réalisables à court, moyen et long terme. 4) Les dialogues doivent permettre un processus de coordination des demandes qui conduit à des changements tangibles dans le système politique et dans les relations entre les niveaux local et national. 5) Une réforme de la police est nécessaire, qui sort du contrôle de la police de la sphère du Ministère de la Défense, qui garantisse la vocation civile de l’organisation, qui réforme l’ESMAD et qui respecte l’autonomie des entités territoriales en matière de police. 5) La question de la ségrégation urbaine doit être traitée de manière urgente et prioritaire. 6) L’accompagnement et la vérification internationale des droits de l’homme sont nécessaires pour rétablir un climat de confiance permettant une solution négociée à la crise. 

Pour la liberté

Cet article traite de la relation entre la peur, le fascisme et la liberté. Star Wars. Les progressions du fascisme à Madrid et en France. Poème de Miguel Hernandez.

Cela fait plusieurs jours que j’ai cessé de parcourir les délicieux chemins de la liberté que nous cultivons dans ces pages. Oui, je sais, il est plus facile de marcher dans l’ennui en ces temps de maladie, il est facile de ne plus s’étonner de la chaleur du soleil, des fleurs qui poussent impassibles parce qu’elles savent que la neige ne durera qu’un jour de plus et de se concentrer uniquement sur la peur, sur la maladie qui marche et qui semble croître alimentée par tant de souches, par tant de cas, par tant de morts. Nous vivons dans la peur et la peur grandit en nous, nous la cultivons et elle fait que notre attention et nos sentiments se concentrent sur les ombres. La liberté, en revanche, est une promesse qui renvoie notre regard à ce qui est important, à la couleur des fleurs, au sourire du promeneur qui croise notre chemin, à son regard, au rouge des couchers de soleil printaniers qui annoncent l’abondance de l’été. 

Ce week-end, en regardant Star Wars avec mon fils, j’ai réentendu les paroles de Maître Yoda au jeune Anakin Skywalker avant qu’il ne se tourne vers le côté obscur : “La peur est le chemin vers le côté obscur, la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance, la souffrance mène au côté obscur”. Je trouve ces mots si sages, si simples et si vrais en ces temps sombres où le fondamentalisme grandit dans l’ombre. Dans les temps d’où est née, avant la maladie, cette méduse à cent têtes que nous appelons fascisme et dont nous avons nourri les serpents pour qu’ils grandissent avec les noms de Trump, de Bolsonaro, de Mori, de Duterte sur toute la longueur et la largeur de ce monde. Les peurs ont été renforcées et alimentées par les fakes news, par les chaînes WhatsApp et Facebook, se transformant en colère, en haine alimentée par l’ignorance de fausses phrases qui, répétées mille fois, semblent avoir pris le statut de vérité, faisant disparaître le dialogue et éveillant la croyance aveugle dans le tyran. 

Les nouvelles en provenance de Madrid nous surprennent encore. Un parti d’extrême droite (Vox) qui a fait campagne avec des fake news, des menaces et même des balles. Un parti qui traite les migrants comme des criminels, s’est associé à un autre parti qui a nourri dans l’ombre sa complaisance avec ces méthodes, le Parti Populaire. Le fascisme semble être revenu dans de nouveaux habits dans une Espagne qui n’a jamais complètement oublié le régime de Franco. En France, le pays des libertés, de la république, il semble que la recette de Madrid se répétera lors des élections présidentielles avec des intentions de vote de plus en plus favorables au parti de Marie Le Pen. L’histoire semble condamnée à se répéter et, une fois de plus, nous invoquons les fantômes du passé fasciste pour conjurer des peurs qui ne sont même pas fondées. Le fascisme fait resurgir toutes ces peurs artificielles et les transformera en cauchemars. 

Je crois que c’est précisément la peur qui est l’ennemi naturel de la liberté, la peur qui nous sépare, qui nous empêche de faire confiance, qui nous empêche de parler à l’autre et de le voir dans sa dimension réelle, dans sa possibilité d’émancipation. Cette pandémie semble nous éloigner encore plus de ceux qui sont « différents », et nous met face à nos préjugés, aux préjugés de nos institutions (racisme structurel), à nos propres peurs, mais nous devons nous rappeler que la liberté est avant tout un espoir qui colore notre regard de couleurs différents, c’est une promesse d’avenir qui se réalise dans l’autre, c’est une promesse de changement.

J’ai pris la liberté de traduire un beau poème sur la liberté comme élément de renouvellement du regard et de l’âme. Miguel Hernández a écrit ce beau poème au milieu de la guerre contre le fascisme que menaient les républicains espagnols, au milieu de la maladie causée par les blessures des combats contre Franco. Avec le chant de la liberté, la peur semble s’atténuer et laisser place à l’espoir. La seule façon de faire disparaître les ombres est de les mettre en face de la lumière, de la poésie, de la vie.

 Pour la liberté, je saigne, je lutte et je vis.
 Pour la liberté, mes yeux et mes mains,
 comme un arbre charnier, généreux et captif,
 Je donne aux chirurgiens.
  
 Pour la liberté, je ressens plus de cœurs
 que des sables dans ma poitrine. Mes veines débordent d'écume
 et j'entre dans les hôpitaux et j'entre dans les cotons
 comme dans les lys.
  
 Parce que là où apparaissent quelques orbites vides,
 elle mettra deux pierres de regard futur
 et elle fera pousser de nouveaux bras et de nouvelles jambes.
 dans la chair arrachée.
  
 Ils germeront ailés de sève sans automne,
 des reliques de mon corps que je perds à chaque blessure.
 Parce que je suis comme l'arbre abattu, qui surgeonne, 
 j'ai encore de la vie. 

Trouver ce que nous n’avons pas dans ce que nous avons

Sera traité dans cet article : Le rapport au matériel et au temps, profiter du sublime, le sentiment d’abondance, les désirs de l’âme et l’art de vivre danois

Par Beatrix Potter

Récemment, j’ai découvert deux études éclairantes sur le rapport au matériel et au temps, rapportées dans l’ouvrage « Se changer, changer le monde » par Christophe André, Jon Kabat-Zinn, Pierre Rabhi et Matthieu Ricard.

Je résumerais la première étude ainsi : il fut donné comme consigne à deux groupes de manipuler des billets et les placer en ordre croissant. Dans un groupe, il s’agissait de billets de banque, alors que dans le second, il s’agissait de bouts de papier numérotés. Les participants furent ensuite réunis dans une salle où on leur demanda de résoudre des problèmes de mathématique, en ayant la possibilité de s’entraider au besoin. À la fin de l’exercice, un animateur a proposé à tous de se rapprocher de lui afin de discuter de l’expérience. Comparativement aux sujets du groupe ayant manipulé des papiers numérotés, les sujets du groupe s’étant retrouvés avec des billets de banque furent moins portés à s’entraider pour résoudre les problèmes de mathématique et se sont également positionnés plus loin de l’animateur. La conclusion hypothétique est donc que le fait même de manipuler de l’argent, cela induirait une plus faible solidarité ainsi qu’une distanciation auprès des autres.

La deuxième étude traitait du rapport au temps. Il s’agissait de faire connaître l’histoire touchante du bon Samaritain à deux groupes d’étudiants en théologie. Le récit originaire de la Bible raconte que des voyageurs, à la vue d’un homme mal en point et étalé au sol, n’arrêtaient pas chemin faisant sur une route fréquentée par des brigands. Porter secours au malheureux signifiait s’exposer au risque de tomber dans un piège et être assailli par des malandrins. Un bon Samaritain, nonobstant de ce danger, est venu porter secours au blessé. Les étudiants avaient pour tâche d’écrire une histoire semblable et la réciter dans un studio d’enregistrement situé dans leur établissement scolaire. À un premier groupe, aucune limite de temps ne fut imposée. Au deuxième groupe, les délais étaient serrés afin que tous puissent produire leur enregistrement. En se dirigeant vers le studio d’enregistrement, ils rencontraient un élève simulant des difficultés respiratoires. Vous l’aurez peut-être déjà deviné, les sujets n’ayant pas de limite de temps imposée étaient significativement davantage portés à offrir une assistance à l’élève en détresse que ceux qui étaient pressés par le temps. La conclusion hypothétique est donc que par la contrainte du temps, nous agissons parfois à l’encontre de nos valeurs.

Ce que nous révèle cette étude m’a permis personnellement plus de conscience sur mon utilisation du temps afin d’être plus en cohérence avec mes valeurs.  

Connaissez-vous l’expérimentation qui avait été menée en pleine heure de pointe dans un métro newyorkais, où il fut demandé à un violoniste réputé nommé Joshua Bell d’offrir des prestations gratuites? Ce violoniste offre généralement des spectacles à guichet fermé; et voilà qu’il offrait son art dans un lieu public! Le but de l’expérience était de vérifier si à un lieu et une heure inappropriée, sommes-nous capables de nous arrêter pour admirer la beauté du monde? La réponse est tristement non. Mis à part un petit garçon qui s’était arrêté, subjugué par la musique, avant que sa mère lui somme de continuer d’avancer, ainsi que quelques dollars offerts par quelques passants, peu ont profité de cette occasion unique d’écouter la musique sublime produite par le stradivarius.

Enfant, mon père m’avait proclamé que si je ne parviens pas à m’arrêter quelques instants pour m’émerveiller d’un coucher de soleil, j’allais renier l’essence même de ce qui fait la vie. Cette parole de mon paternel m’a bien certainement marquée, car depuis, je profite consciemment du sublime qui peut nous entourer. Le sublime peut se retrouver dans les actes de bonté, ou sinon, par la beauté. Ce n’est probablement pas par hasard que nous trouvons beau ce que nous aimons.

J’aimerais à ces égards vous partager un poème de Denis Meunier retrouvé sur un coussin dans une auberge où mon amoureux et moi avions trouvé répit et paix intérieure. J’avais photographié le poème, qui témoignait à mes yeux du sublime dont nous devrions pleinement profiter :

Le bonheur est ici

Le bonheur est ici, le bonheur est bleu.

Les bonheurs sont petits, mais les bonheurs sont nombreux.

Je les rassemble, précieusement, et j’en fais le tableau de ma vie…

Ici, le lilas joyeux de mai, et là, le soleil frileux sur les planchers de janvier.

Les voyages dans les nuages pendant les siestes d’après-midi et les amis qui restent à coucher parce qu’on a bien ri après minuit.

Les livres et les soirées tranquilles, les discussions animées et les soupers en famille.

Ici, un cadre de souvenirs, et là, une fenêtre sur l’avenir…

Entre ici et là, il y a tout et rien, mais il y a surtout le bonheur dans tous les coins!

Le bonheur est ici… Le bonheur n’est donc pas dans ce que nous allons atteindre ou acquérir plus tard. L’art de vivre danois, le hygge, insiste d’ailleurs fortement sur le moment présent, une ambiance relaxante, le bonheur d’être ensemble, la connexion à la nature, prendre le temps de s’arrêter, plutôt que d’axer son bonheur sur la consommation effrénée de biens.

D’où l’importance d’être satisfait de ce que nous avons, voir même d’aller chercher ce qu’il nous manque dans ce que nous possédons déjà. En guise d’exemple, je songe au célibataire qui se morfond de ne pas être aux côtés d’un partenaire amoureux. Ne pourrait-il pas être rassasié d’amour par ses proches qui l’entourent déjà?

Une étrange loi de l’univers pour laquelle je donne mon assentiment est la suivante : en état de manque, nous attirons le manque; alors qu’en état de plénitude, nous attirons ce que nous désirons. Cette loi semble injuste pour ceux dont les besoins de base ne sont pas comblés. En état de manque, comment peuvent-ils attirer à eux la satisfaction matérielle?

Étrangement, l’abondance m’est justement apparue lorsque j’ai cessé de craindre de manquer de quoique ce soit, ou lorsque j’ai enfin cessé de croire que je ne méritais pas l’abondance, en ayant le réflexe d’offrir immédiatement à autrui ce que je gagnais. L’abondance m’est arrivée lorsque j’ai ressenti la confiance en l’avenir et que je me suis dit, simplement: “Pourquoi pas moi? Pourquoi n’y aurais-je pas droit?” Je visualisais un emploi stable, bien rémunéré, qui me permettrait de travailler à la maison tout en développant des projets créatifs dans mes temps libres. C’est exactement ce qui m’est arrivée au fil du temps.

Paradoxalement, je ne pense pas que la reconnaissance de ce que nous possédons déjà ne soit pas compatible avec nos désirs, tant qu’ils correspondent à ceux de notre âme. Je souligne ici les désirs de notre âme et non de notre égo. Comment en faire la distinction? Les désirs de notre âme nous font littéralement pétiller de l’intérieur et correspondent à qui nous sommes fondamentalement. Les désirs de l’ego répondent davantage à ce que nous souhaitons prouver aux autres afin de démontrer notre valeur.

Je vous souhaite en somme la sagacité de chercher ce que vous n’avez pas dans ce que vous possédez déjà, mais cela sans vous privez d’aspirer à plus, car vous méritez d’incarner pleinement matériellement qui vous êtes. Pourquoi pas vous?

Les territoires virtuels, proposition d’un filme et d’une promenade virtuelle

Aujourd’hui je veux me concentrer sur le territoire, je pense que dans les dernières entrées nous l’avons un peu négligé et comme vous le savez bien, un territoire doit être défendu même avec la vie elle-même. C’est du moins ce que pensent les nationalistes et les fanatiques qui ont établi une doctrine de la guerre basée principalement sur sa défense. Mais, en réalité, ce n’est pas de cela que je veux vous parler aujourd’hui. Comme j’ai insisté dans tous mes articles, ce territoire que nous défendons ici bec et ongles n’est que le coin d’un morceau de papier, ou bien, pour être plus clair, c’est un territoire qui apparaît sur vos écrans mais qui est en fait hébergé sur un serveur, un territoire virtuel, sans matérialité apparente et libre de guerre.

Comme vous le savez déjà, moi, Anibal, je suis un immigrant de plus qui est tombé amoureux de ce beau pays qu’est le Québec, avec ses longs hivers qui m’ont captivé par leur force écrasante et la pureté de ses blancs de toutes les nuances, avec cet immense fleuve qui embrasse comme une mère protectrice cette ville placée sur cette belle île où j’ai connu le bonheur, avec ce français qui a dans sa diction, dans sa musique, une force ancienne et une douceur presque mystique. Cependant, être migrant vous place dans une dichotomie constante dans laquelle votre cœur est déchiré entre le territoire de vos souvenirs et votre présent, aussi beau soit-il. Être un migrant vous laisse avec cette impression d’être loin de votre passé, fracturé. Je pense que cela se ressent encore plus fortement dans une période comme cette pandémie où la possibilité de voyager n’est qu’un vieux fantasme. Aujourd’hui, je voudrais parler un peu du territoire du détachement et de la virtualité de l’imagination comme échappatoire.

Je viens de regarder un film mexicain sur Netflix qui s’appelle Ya no estoy aquí. Le film m’a fait réfléchir à cette dichotomie spatiale que vivent les migrants, en particulier ceux qui sont contraints de quitter leur territoire. En psychologie, l’extrême de cette aliénation est associée à un traumatisme spatial connu sous le nom de syndrome d’Ulysse. Le film parle d’un adolescent mexicain qui vit dans une tribu urbaine vouée au culte de la cumbia. L’adolescent est contraint de quitter sa ville, son groupe d’amis, sa vie, sa musique et la vie l’oblige à une migration qu’il ne veut pas, qu’il ne mérite pas, à une rupture radicale avec son propre être. Le nom du protagoniste est Ulysse et le film est clairement la construction d’une métaphore moderne du mythe d’Ulysse. Nous revenons toujours aux Grecs, à leurs mythes paradigmatiques. Il s’agit d’un nouvel Ulysse incarné par un adolescent à la peau brune qui écoute et danse la cumbia. Je pense rarement aux migrations, aux odyssées quotidiennes que m’adressent chaque jour les migrants que je croise. Le charme du film réside dans son manque de prétention, ce n’est pas une métaphore intellectualisée d’une tragédie grecque, mais une mise à jour de l’idée du héros dans un personnage ordinaire qui peut être en ce moment en train de peindre votre maison, de vous emmener au supermarché et qui est parti pour un voyage dont il ne reviendra pas, parce que nous ne revenons jamais, quand nous revenons, nous sommes déjà autres, c’est la vertu du voyage. Comme le dit Cavafy,

Ithaque t’a donné le beau voyage       :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.    
Elle n’a plus rien d’autre à te donner.

Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé.    
Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences,
tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.

Ithaque est la maison d’Ulysse, le lieu où il ne peut pas retourner parce que le destin l’en empêche, le lieu qui lui manque après avoir été expulsé par la guerre pendant 20 ans. Dans le poème de Cavafy Comme on le voit, Ithaque, plus qu’une localisation géographique est une idée, l’expression plurielle des itacas nous suggère nécessairement qu’il s’agit d’un concept partagé, disons comme nous l’avons dit dans notre première entrée, une hétérotopie, c’est-à-dire une utopie qui ne se réalise pas collectivement, mais suggère une appropriation individuelle. Chacun a alors son Ithaque d’où il est parti un jour, un petit passé de territoire qu’il considère comme important dans son passé, c’est un lieu sans lieu, une image de son enfance, de l’amour qu’il avait, une nostalgie du foyer, du passé car que l’on le veuille ou non, on ne revient jamais même si l’on n’a pas voyagé, l’avenir est déjà en soi un voyage sans retour.

Sans la possibilité de retourner dans mon pays d’origine, accablée par la nostalgie, j’ai cherché dans ce monde fabuleux et terrible qu’est Google. Je dis fabuleux et terrible parce que tous les rêves peuvent s’y réaliser, mais aussi tous les cauchemars. Google est dans ce territoire virtuel où vit notre blog, le cerveau du monde, ce qui l’organise, mais tout dépend de lui, de ses algorithmes, de ses orientations. C’est un État apatride, sans représentation qui définit pour lui-même le caractère de son règne. Quoi qu’il en soit, comme je le disais, accablée par ma nostalgie, j’ai décidé de voir les rues de ma ville avec les yeux de Google Street View, j’ai parcouru pratiquement tous les lieux de mon enfance, j’ai visité l’école, je suis allée chez ma grand-mère par le même chemin que j’ai emprunté dans mon enfance depuis la maison de mes parents. Puis j’ai réalisé que l’endroit que je visitais à l’écran ne ressemblait en rien aux souvenirs de mon enfance, que les rues avaient changé, que les maisons semblaient plus petites, que les odeurs de café dans les rues n’atteignaient pas mon nez et que surtout ma grand-mère ne m’attendra plus jamais sous le porche pour me serrer dans ses bras, je ne ressentirai plus jamais cette étreinte qui a toujours fait de moi un enfant comme par magie. Au cours de ce voyage virtuel, j’en suis venu à imaginer que j’étais mon propre Ulysse et cette strophe de Cavafis m’est venue à l’esprit,

Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,        
ni le farouche Neptune,         
si tu ne les portes pas en toi-même,  
si ton cœur ne les dresse pas devant toi.

Liberté et naïveté devant les capitaux, GameStop, Reddit et le jeune Robin des Bois.

Cette semaine a été marquée par des nouvelles en provenance de Wall Street sur l’attaque que certains jeunes, organisés dans divers réseaux sociaux[1], ont lancée contre de grands fonds qui spéculent sur la baisse en bourse des cotisations des entreprises en achetant des actions de ces entreprises de manière concertée et massive. L’idée romantique de jeunes sans ressources, d’un Robin des Bois armé de téléphones portables et de modestes épargnes s’attaquant au système financier, de la spéculation des grands capitaux, a imprégné l’imaginaire populaire et la nouvelle est devenue un sujet de tendance. Paul Krugman a versé de l’eau froide sur le feu de cette spéculation avec son article percutant dans le NYT, Pumps and Dumps and Chums,  Pumps and Dumps and Chums, dans lequel il remet en cause la nouvelle comme une surestimation de la presse, et plus particulièrement des réseaux sociaux, sur une question sensible. C’est-à-dire que l’attaque contre les fonds spéculatifsi, bien qu’importants dans la dynamique de l’évolution boursière des investisseurs et de certaines entreprises, ne représente que 0,06% du nombre total d’actions en jeu, de sorte que penser qu’une révolution est possible, ou que ce fait constitue à lui seul une révolution dans la façon dont les actions jouent à Wall Street, ne correspond tout simplement pas à la réalité. Il s’agit, au mieux, d’une action romantique de quelques jeunes, ou, plus justement, d’une circonstance qui a été vendue à la presse de cette manière. Cela m’amène à réfléchir, une fois de plus, à la relation entre cette action et la question de la liberté à notre époque, un thème récurrent dans ce blog.  

Dans mon dernier article,  j’ai abordé le dilemme de la liberté du point de vue de Sisyphe. J’ai dit, je crois que c’est la conclusion, que face à l’esclavage de la routine, des tâches quotidiennes, du travail qui constitue, bien sûr, une vente de notre force de travail, de notre temps et, finalement, de notre propre vie, nous n’avons que quelques petits espaces de liberté et que c’est pour cet espoir court et limité, pour cette promesse de liberté que nous continuons à vivre. Sartre[2] l’avait déjà dit de manière plus exacte et beaucoup plus belle et intelligente il y a plusieurs décennies. Mon amie Beatrix, avec qui je partage l’écriture de ce blog, le goût de l’expression graphique et le territoire de ce rectangle d’écran, a répondu dans son dernier billet en proposant une vision très positive des événements négatifs de l’existence, en parlant de la force de la volonté, de l’esprit. Je suis, un peu, comme un vieux philosophe dont on ne dit plus grand-chose, Gramsci, qui professait “le pessimisme de l’intellect et l’optimisme de la volonté”. En d’autres termes, nous devons lire la réalité avec le pessimisme de savoir que tout peut mal tourner, mais avec la volonté de croire que les choses vont bien se passer. Je pense donc que nous devrions faire la distinction entre la discipline (aspect positif), cette routine du corps et de l’esprit qui dépend de notre liberté, de notre choix de vie, et la routine (aspect négatif) qui nous est imposée de l’extérieur par notre patron, par notre supérieur, par notre existence dans cette dynamique besoin/liberté. Mais je vous ai déjà averti que je ne veux pas aller dans ces profondeurs et que je voudrais simplement que ce soit un Blog, très léger, très digne, un Blog dans le dernier manuel de YouTube qui dissimule mes fausses prétentions intellectuelles. Je veux donc essayer de relier cette réflexion sur la liberté avec ce qui s’est passé à Wall Street, essayons avec un exemple et une réflexion finale sous forme de corollaire.

Hier, j’ai interviewé mon ami, donnons-lui un nom pour l’identifier, Midas[3]. Midas est un jeune homme de 25 ans qui travaillait dans un restaurant de hamburgers près de chez moi. Sa mère est une Canadienne d’origine grecque et son père est un Cubain américain originaire de Floride. Ils ont décidé de venir au Canada après la crise du logement de 2008, la crise des subprimes. Pendant cette crise, les parents de Midas ont perdu leur maison et se sont retrouvés avec une énorme dette qui les a obligés à déclarer faillite. Sa mère a décidé de repartir à zéro et de voyager au Canada avec lui. Je souhaite reproduire ici quelques extraits de l’entretien que j’ai mené avec lui.

Moi : Midas, quelle était votre motivation pour acheter un BlackBerry et un GameStop le mois dernier ?

Midas : J’ai une motivation personnelle, en raison de l’histoire de ma famille et de tout ce qu’elle a subi avec les fonds vautours et la crise qu’ils ont provoquée en 2008. J’ai une motivation anarchiste qui consiste à semer le chaos dans les actions pour faire payer d’une certaine manière ces fonds pour ce qu’ils nous ont fait et j’ai une motivation immédiate, j’ai besoin d’argent, parce qu’avec COVID les choses sont devenues plus difficiles et c’était une façon d’avoir un revenu et de protester contre ce que je pense être mal.

Moi : Pensez-vous que cela va changer quelque chose à Wall Street ?

Midas : Oui, je pense qu’ils vont avoir peur de nous maintenant, ils savent que nous pouvons nous réunir pour jouer de la même façon qu’eux.

Moi : Pensez-vous qu’ils ont gagné une bataille ?

Midas : Oui, mais ce n’est qu’une bataille, maintenant tout le monde est au courant. Ils ont restreint les outils d’accès et je pense que les discussions ne seront plus jamais les mêmes.

Moi : Combien avez-vous tiré de cet investissement ?

Midas, par rapport à l’investissement que j’ai fait, c’était beaucoup, mais le volume était très limité, quelques économies seulement.

Moi : Pensez-vous qu’il sera possible de faire quelque chose de similaire à l’avenir ?

Midas : Je vais chercher l’occasion, mais ce sera très difficile. On en connaît le fonctionnement et on peut le prévoir.

Je pense que ce qui se cache derrière les déclarations de Midas est une grande insatisfaction à l’égard du système financier et de la façon dont il a affecté la vie de sa famille. Je dirais contre la financiarisation de l’existence.  Midas ne croit pas aux institutions financières, mais il ne croit pas non plus aux institutions politiques ou à la démocratie de parti, comme la plupart des jeunes avec lesquels je parle ces jours-ci. Il croit cependant à la réalisation d’actions collectives dirigées à partir des réseaux pour changer le système, à l’horizontalité des relations de pouvoir, il est végétarien, bien qu’il travaille dans un magasin de hamburgers, il est écologiste et, je dois le dire aussi, il est constamment alimenté par le contenu des réseaux sociaux, il croit donc à certaines théories de conspiration qu’il a vues sur YouTube, que des étrangers nous rendent visite et que les gouvernements nous cachent la vérité depuis des décennies. Midas est constamment à la recherche d’articles sur les investissements boursiers et est devenu un expert en matière d’investissements boursiers grâce à une application sur son téléphone. Quand je l’interroge sur la liberté, il me dit que c’est la première fois qu’il se sent important et libre. Je pense que j’ai déjà dépassé les limites de cet article, mais j’aimerais tirer rapidement quelques conclusions qui me viennent à l’esprit.

D’abord, la liberté, comme l’amour, ne se réalise qu’en quelques instants d’accomplissement.

Deuxièmement, les limites de la liberté sont franchies par les institutions et les pratiques, mais paradoxalement, seules les institutions peuvent nous garantir la liberté.

Troisièmement, les réseaux sociaux sont une source de coercition, mais ils peuvent, à certains moments, créer des moments marginaux de mobilisation des demandes sociales qui peuvent aller à l’encontre des systèmes et pratiques établis.

Quatrièmement, si l’on considère l’influence limitée de cette action sur l’ensemble des actions boursières, on se rend compte des limites de la liberté dans ce domaine.

Cinquièmement, je crois qu’il est nécessaire de repolitiser les discussions et de traduire toute cette non-conformité en nouveaux contenus politiques qui ne parlent pas seulement de la particularité des oppressions, mais de la construction générale d’une nouvelle société plus juste et plus démocratique. 


[1] Principalement sur Reddit et une sous-discussion, au sein de cette plateforme appelée WallStreetBets.

[2] Jean Paul Sartre, el mito de Sísifo. Éditions Gallimard, 1985. http://banq.pretnumerique.ca/accueil/isbn/9782072470400

[3] Le personnage et l’interview sont tous deux des fictions.

Le pouvoir presqu’infaillible de l’esprit

Par Beatrix Potter

Sera traité dans cet article : le réalisme vs l’optimisme, le fatiguant slogan de la pandémie « Ça va bien aller », le sens de la vie et l’humilité

« Ça va bien aller »… Notre slogan national depuis le début de la pandémie au Québec. « Ça va bien aller », message laconiquement véhiculé pour masquer toutes les souffrances du quotidien vécues lors du confinement par ceux qui l’ont moins facile : une femme violentée par son mari, des parents en manque de ressources pour prendre soin de leurs enfants en situation d’handicap ou avec des besoins particuliers, des personnes seules aux prises avec un problème de santé mentale, les endeuillés ayant perdu un proche en raison de la Covid-19… « Ça va bien aller »? Non, réalistement, ça NE VA PAS bien aller pour ceux qui l’ont moins facile!

Ma psy m’encourage à utiliser la prémisse « même si … (ce qui ne va pas bien) je vais … (ce sur quoi je vais agir pour que ça aille mieux). Donc si je me prête à l’exercice : « Même si je me lève avec une boule de stress en ayant la crainte de ne pas y arriver, je vais faire de mon mieux… » Hum…

En réalité, TOUT ne va pas mal lorsque nous nous attardons à nos différentes sphères de vie. Si, dans mon cas, un surmenage récent au niveau professionnel m’a généré du stress, mes amis ont représenté un refuge ressourçant. Ma psy prône justement le « positivisme réaliste », qui mise sur l’acceptation des épreuves afin de trouver des solutions et regagner un sentiment de contrôle. Le lâcher-prise impliquerait par ailleurs non pas la résignation, mais de lâcher sa prise pour la reprendre ailleurs.

Lorsque je me suis intéressée à la psychologie positive, j’entretenais la fausse croyance qu’il s’agissait d’une approche visant à voire que le positif, tomber dans une potion magique mielleuse et rose bonbon nous forçant à sourire en permanence. Loin d’occulter les émotions négatives, la psychologie positive pourrait plutôt se résumer en la science du bonheur, visant à documenter les facteurs favorisant un état de bien-être.

Shawn Achor, un auteur américain et conférencier connu pour son plaidoyer en faveur de la psychologie positive, arrive à la conclusion que 90% du bonheur serait influencé par notre façon de percevoir ce qui nous arrive plutôt que nos conditions d’existence.

Similairement, des études dans le champ de la psychologie positive concluent que notre aptitude au bonheur serait grosso-modo constitué de :

  • 50% de capital génétique
  • 10% des conditions d’existence
  • 40% de nos habitudes ou nos activités

Je serais curieuse de connaître la composition des échantillons des études qui aboutissent à ces constats. Permettez-moi un regard critique : si nous questionnions les individus pour qui la pandémie a eu de lourdes conséquences sur leur bien-être tel qu’évoquées précédemment, je parierais que leurs conditions d’existence compteraient pour plus que 10% de leur niveau de bonheur! Le risque avec ce genre de résultats est de minimiser les impacts des inégalités sociales sur la santé mentale et de ramener le tout à une responsabilité uniquement individuelle plutôt que collective.  

Bon… Si nous oublions cette histoire de pourcentages (qui m’agace profondément en tant que sociologue), retenons toutefois l’idée générale que peu importe les difficultés vécues, c’est le regard que nous portons sur celles-ci qui peut faire toute la différence sur comment elles nous affectent. Ou encore, cela peut même nous amener à faire un sens à notre vécu éprouvant.

J’ai récemment entendu une charmante histoire de l’écrivain Charles Péguy sur cette thématique. Puisque mon cher ami Annibal Barca vous a raconté l’histoire de Sisyphe dans son dernier article (http://territoireslibres.com/2021/01/sisyphe-ou-la-vie-au-service-des-petits-espaces-de-liberte/ ), je me permets également la liberté de vous partager une histoire:

Charles Péguy longeait un chemin en sifflotant, le cœur léger. Il croisa alors un homme au visage durcit par le dur labeur qu’il s’efforçait à accomplir. Charles l’interrogea :

« Bonjour mon brave! Dites-moi, que faîtes-vous exactement? »

« J’accomplie hélas le plus exténuant et le plus ingrat des métiers du monde : je suis casseur de pierres! Me voilà désormais avec des courbatures incessantes et des maux de toutes sortes en raison de ma tâche qui s’apparente à de l’esclavage! » Gémit fort l’ouvrier.

« Vous m’envoyez bien navré de votre situation, mon pauvre homme! » Se contenta de dire Charles, mal à l’aise d’avoir posé la question.

En poursuivant sa route, il croisa un nouvel inconnu, qui s’affairait à marteler le roc d’une massue. Par curiosité, Charles lui demanda s’il était également un casseur de pierres. L’inconnu acquiesça, en ajoutant : « Voyez-vous, il ne s’agit pas du métier le plus facile qui soit, mais au moins, je peux ainsi subvenir aux besoins de ma famille. Je suis donc reconnaissant d’avoir ce boulot. »

C’est intéressant, songea Charles en reprenant ses pas. Il croisa un troisième personnage, qui manifestement, était aussi un casseur de pierres. Charles lui demanda néanmoins ce à quoi il s’affairait. Celui-ci, avec une posture fière, lui expliqua avec enthousiasme: « Moi, Monsieur, je construis une cathédrale! »  

Cette histoire illustre à merveille que le sens ou la perspective que l’on porte aux événements a une influence indéniable sur notre manière d’appréhender l’existence. Un de mes éminents professeurs d’université à qui j’ai raconté ce récit, l’a commenté autrement… Il aurait plutôt souhaité, à l’instar des casseurs de pierre, que soit traîné de force le bourgeois ayant donné l’ordre de construire la cathédrale afin qu’il daigne offrir des conditions de travail dignes à son prolétariat. Mon cher prof nous rappelle que la responsabilité du bien-être n’est pas qu’individuelle, elle est collective.

Toutefois, voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide, ou faire sens aux difficultés, ne me semble pas aboutir à ignorer les injustices sociales ou se résigner à celles-ci. C’est plutôt percevoir pleinement la réalité telle qu’elle est et trouver des stratégies pour s’en sortir, ou être heureux malgré tout. Cela peut même insuffler du courage et de la combativité à travers des luttes sociales. Plutôt que de se décourager et baisser les bras, cela permet d’envisager les scénarios possibles afin d’amener des solutions.

Je dirais même qu’ultimement, c’est faire preuve d’humilité envers la vie : faire confiance que les événements positifs ou négatifs font partie d’un grand plan qui nous permet de grandir et d’être accompli. Avec du recul sur les événements négatifs, on se rend souvent compte qu’ils font sens et nous ont permis d’emprunter des voies qui, finalement, furent bénéfiques.

Je me permets une dernière brève histoire pour clore cet article. C’est l’histoire de Sean, un jeune garçon de 13 ans atteint pour la troisième fois d’un cancer en phase terminale. Il s’est torturé les méninges à se poser la question : « pourquoi moi? », jusqu’au jour où il s’est plutôt posé la question « pourquoi PAS moi? ». Il a songé que si la maladie l’assaillait en si jeune âge, cela était possiblement porteur de sens : écrire son expérience et souligner l’importance de profiter au maximum de chaque instant. L’histoire de Sean fut publiée par le coach de vie Martin Latulippe et s’intitule « 10 aiguilles » (https://www.amazon.ca/-/fr/Martin-Latulippe/dp/2896271309 ), car Sean avait peur des aiguilles malgré les innombrables fois où il a dû être piqué au cours de ses hospitalisations.

Sean a fait preuve d’une incroyable et admirable sagesse lors de son court séjour sur Terre! Il a compris et nous a légué le pouvoir presqu’infaillible de l’esprit malgré les adversités.

Sisyphe ou la vie au service des petits espaces de liberté,

Un vieil homme pousse une roche au sommet d’une montagne. La roche est très grande et le vieil homme emploie toute ses forces, chacun de ses vieux et tremblants muscles, pour la pousser. Il gagne, un par un, avec une dose infinie de patience et avec beaucoup, beaucoup de sueur, les quelques mètres qui le séparent du sommet. Le sommet semble encore lointain et, en raison de son âge et de sa faiblesse apparente, la probabilité qu’il puisse l’atteindre semble très faible. Chaque pas représente un effort surhumain pour ce vieillard qui, pour aggraver les choses, est également aveugle. Les orbites vides de ses yeux le prouvent. Le vieil aveugle soutient la roche du mieux qu’il peut avec son dos et la pousse avec la force que ses jambes possèdent encore. La roche paraît toujours sur le point de le vaincre, de le courber. Le drame de la scène est évident. Apparemment, d’après les éléments visibles dans le paysage, rien ne semble le forcer à le faire. Eh oui, il n’y a rien de matériel qui semble exiger de lui ce comportement irrationnel de vouloir gravir l’immense rocher sur la montagne. Le vieil homme continue, obstinément, à grimper la montagne avec le lourd bloc de roche, et quand il semble avoir atteint son but, quand la roche touche enfin le sommet et semble s’y stabiliser, elle se met à vaciller, glisser et redescendre. Le vieil homme semble dans son attitude, dans sa disposition en cette seconde, enfin libre et se lance dans la descente de la montagne soulagé, pour l’instant, du poids infini de cette roche. Sisyphe, c’est son nom, semble bien connaître le terrain par la sûreté que l’on remarque dans ses pas. Il descend à l’endroit où la roche a débarqué après la chute. Le vieil homme semble deviner à l’avance sa trajectoire, il la touche avec une rage contenue qui semble avoir toujours été là. Il recommence à gravir la montagne avec cette roche. La scène est répétée et Sisyphe fait toujours les mêmes mouvements. La répétition semble infinie, mais chaque fois qu’il descend, chaque fois que son corps se libère du rocher, son attitude semble se renouveler, son visage semble inondé d’un secret de bonheur, d’un air, d’une promesse de liberté qui n’est pas complètement accomplie.

J’ai vu cette scène sur YouTube, elle était tirée d’un conte pour enfants, elle est apparue sur mon écran sans le vouloir, sous la dictature de l’algorithme de recherche de Google qui semble régir la réalité de toute notre humanité, vivant collée à un écran. L’histoire de Sisyphe est encore plus complexe et plus longue, mais je voulais juste parler de la partie finale, de cette punition éternelle que les dieux lui ont infligée en portant un rocher sans cesse sur une montagne, dans un acte qui devient futile à cause de sa répétitivité. La première fois, c’est un exploit, vingt fois plus tard, cela semble de la folie, cent fois plus tard, tout sens se perd, mille fois plus tard, la compréhension se vide et l’acte devient imperceptible, il est accepté comme quotidien, comme faisant partie du paysage. C’est l’histoire de Sisyphe, un personnage de la mythologie grecque qui a réussi à défier les dieux, non pas une, mais deux fois, en échappant à la mort. Eh bien, je ne connaissais pas beaucoup le personnage non plus, et je ne veux pas, en le connaissant sur YouTube, passer pour un sage, car comme vous le savez, ce n’est pas le cas, bien entendu. Mais oui, voir ce vieil homme m’a fait réfléchir à la brièveté des espaces de liberté dont nous disposons.

Je veux dire que, en y pensant, chaque jour, nous tous mortels, comme Sisyphe, accomplissons une routine, il ne s’agit pas de porter le poids d’une montagne sur notre dos (c’est simplement une métaphore de la vie), mais d’avoir à accomplir la même tâche : conduire un taxi, être devant une caissière, devant un écran regardant l’évolution des finances d’une organisation, devant une bande de transport coupant des légumes dans une usine, devant certains étudiants répliquant la même classe de l’année dernière, etc… Chacun de nous est, chaque jour et sans cesse, comme un Sisyphe qui porte et pousse ses propres rochers, ceux qui lui sont destinés. Bien sûr, certains, quelques privilégiés, aiment leur travail et prennent du plaisir à le faire, mais cette personnalité sadique ne les libère pas de la répétition assidue, du fait de devoir pousser la même chose encore et encore, de la routine, de la répétition. Vous me direz que cela ne touche pas ceux qui peuvent, par la libération que leur donne l’argent, s’abstenir de travailler, ceux qui peuvent décider librement de leur emploi du temps, ceux qui ont déjà pu prendre leur retraite et qui jouissent placidement de la libération de leur temps, de leurs jours. Je veux dire aux gens que les hommes et les femmes sont des animaux d’habitudes et qu’en étant capables de décider librement de nos journées, nous décidons de faire la même chose parce que nous aimons ce qui est familier, ou plutôt parce que l’expérience de connaître quelque chose de nouveau est très fatigante et met au défi l’esprit et le corps, et nous nous habituons à ce qui se répète, à ce qui nous ennuie : De regarder YouTube, Netflix, de faire les mêmes lectures, de lire les mêmes auteurs, de faire les mêmes exercices, de regarder Tiktok, de courir dans les mêmes parcs, de passer les mêmes vacances, de voir les mêmes amis, encore et toujours.

J’ai commencé par mettre en garde, dans le premier article (http://territoireslibres.com/2021/01/voici-ce-que-je-veux-dire/) que j’ai écrit pour ce Blog en réponse à l’article de ma chère amie Beatrix, sur la difficulté d’établir un rapport entre la liberté et le territoire. J’ai compris le territoire comme un espace fermé, un espace frontalier. Un espace approprié par quelqu’un ou par certains dans un but quelconque, qu’il soit politique, économique ou simplement militaire. J’avais déjà dit que notre territoire libre est l’espace que nous nous approprions dans cette feuille électronique qui constitue ce blog. Aujourd’hui, j’ai voulu pouvoir parler d’une manière peut-être un peu moins complexe – je dois accepter que dans le dernier article, j’ai donné beaucoup de tours de vis- de la liberté, que j’avais définie par opposition à l’esclave, à l’obligatoire, à ce que nous devons faire. Regarder cette scène avec Sisyphe comme protagoniste m’a fait penser que la seule façon de comprendre la liberté dans sa dimension la plus profonde est de le faire comme Sisyphe, c’est-à-dire après avoir porté le rocher que nous portons tous sur nous (heureusement ou non) afin que plus tard, libérés de ce poids, nous puissions descendre en liberté relative la montagne, même si c’est pour chercher à nouveau le rocher de notre esclavage. C’est un peu ce que je ressens, je m’éloigne du travail, de la famille, quelques minutes pour écrire cet article que personne ne lira, parce qu’au fond de moi je sais que je l’ai écrit pour moi. Ma petite sphère de liberté, de décision est de jeter à la mer une lettre qui contient mes mots et dont je ne sais pas exactement dans quels yeux elle va tomber. Notre liberté est limitée parce que, comme je l’ai lu dans un blog que j’aime suivre (www.cuarentena.ca), nous sommes déterminés relativement par notre histoire. C’est-à-dire que nous choisissons, nous faisons notre propre histoire, mais nous la faisons en fonction des circonstances qui nous entourent et qui le passé nous lègue. La mienne est celui d’un simple immigrant.