Aujourd’hui je veux me concentrer sur le territoire, je pense que dans les dernières entrées nous l’avons un peu négligé et comme vous le savez bien, un territoire doit être défendu même avec la vie elle-même. C’est du moins ce que pensent les nationalistes et les fanatiques qui ont établi une doctrine de la guerre basée principalement sur sa défense. Mais, en réalité, ce n’est pas de cela que je veux vous parler aujourd’hui. Comme j’ai insisté dans tous mes articles, ce territoire que nous défendons ici bec et ongles n’est que le coin d’un morceau de papier, ou bien, pour être plus clair, c’est un territoire qui apparaît sur vos écrans mais qui est en fait hébergé sur un serveur, un territoire virtuel, sans matérialité apparente et libre de guerre.
Comme vous le savez déjà, moi, Anibal, je suis un immigrant de plus qui est tombé amoureux de ce beau pays qu’est le Québec, avec ses longs hivers qui m’ont captivé par leur force écrasante et la pureté de ses blancs de toutes les nuances, avec cet immense fleuve qui embrasse comme une mère protectrice cette ville placée sur cette belle île où j’ai connu le bonheur, avec ce français qui a dans sa diction, dans sa musique, une force ancienne et une douceur presque mystique. Cependant, être migrant vous place dans une dichotomie constante dans laquelle votre cœur est déchiré entre le territoire de vos souvenirs et votre présent, aussi beau soit-il. Être un migrant vous laisse avec cette impression d’être loin de votre passé, fracturé. Je pense que cela se ressent encore plus fortement dans une période comme cette pandémie où la possibilité de voyager n’est qu’un vieux fantasme. Aujourd’hui, je voudrais parler un peu du territoire du détachement et de la virtualité de l’imagination comme échappatoire.
Je viens de regarder un film mexicain sur Netflix qui s’appelle Ya no estoy aquí. Le film m’a fait réfléchir à cette dichotomie spatiale que vivent les migrants, en particulier ceux qui sont contraints de quitter leur territoire. En psychologie, l’extrême de cette aliénation est associée à un traumatisme spatial connu sous le nom de syndrome d’Ulysse. Le film parle d’un adolescent mexicain qui vit dans une tribu urbaine vouée au culte de la cumbia. L’adolescent est contraint de quitter sa ville, son groupe d’amis, sa vie, sa musique et la vie l’oblige à une migration qu’il ne veut pas, qu’il ne mérite pas, à une rupture radicale avec son propre être. Le nom du protagoniste est Ulysse et le film est clairement la construction d’une métaphore moderne du mythe d’Ulysse. Nous revenons toujours aux Grecs, à leurs mythes paradigmatiques. Il s’agit d’un nouvel Ulysse incarné par un adolescent à la peau brune qui écoute et danse la cumbia. Je pense rarement aux migrations, aux odyssées quotidiennes que m’adressent chaque jour les migrants que je croise. Le charme du film réside dans son manque de prétention, ce n’est pas une métaphore intellectualisée d’une tragédie grecque, mais une mise à jour de l’idée du héros dans un personnage ordinaire qui peut être en ce moment en train de peindre votre maison, de vous emmener au supermarché et qui est parti pour un voyage dont il ne reviendra pas, parce que nous ne revenons jamais, quand nous revenons, nous sommes déjà autres, c’est la vertu du voyage. Comme le dit Cavafy,
Ithaque t’a donné le beau voyage :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.
Elle n’a plus rien d’autre à te donner.
Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé.
Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences,
tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.
Ithaque est la maison d’Ulysse, le lieu où il ne peut pas retourner parce que le destin l’en empêche, le lieu qui lui manque après avoir été expulsé par la guerre pendant 20 ans. Dans le poème de Cavafy Comme on le voit, Ithaque, plus qu’une localisation géographique est une idée, l’expression plurielle des itacas nous suggère nécessairement qu’il s’agit d’un concept partagé, disons comme nous l’avons dit dans notre première entrée, une hétérotopie, c’est-à-dire une utopie qui ne se réalise pas collectivement, mais suggère une appropriation individuelle. Chacun a alors son Ithaque d’où il est parti un jour, un petit passé de territoire qu’il considère comme important dans son passé, c’est un lieu sans lieu, une image de son enfance, de l’amour qu’il avait, une nostalgie du foyer, du passé car que l’on le veuille ou non, on ne revient jamais même si l’on n’a pas voyagé, l’avenir est déjà en soi un voyage sans retour.
Sans la possibilité de retourner dans mon pays d’origine, accablée par la nostalgie, j’ai cherché dans ce monde fabuleux et terrible qu’est Google. Je dis fabuleux et terrible parce que tous les rêves peuvent s’y réaliser, mais aussi tous les cauchemars. Google est dans ce territoire virtuel où vit notre blog, le cerveau du monde, ce qui l’organise, mais tout dépend de lui, de ses algorithmes, de ses orientations. C’est un État apatride, sans représentation qui définit pour lui-même le caractère de son règne. Quoi qu’il en soit, comme je le disais, accablée par ma nostalgie, j’ai décidé de voir les rues de ma ville avec les yeux de Google Street View, j’ai parcouru pratiquement tous les lieux de mon enfance, j’ai visité l’école, je suis allée chez ma grand-mère par le même chemin que j’ai emprunté dans mon enfance depuis la maison de mes parents. Puis j’ai réalisé que l’endroit que je visitais à l’écran ne ressemblait en rien aux souvenirs de mon enfance, que les rues avaient changé, que les maisons semblaient plus petites, que les odeurs de café dans les rues n’atteignaient pas mon nez et que surtout ma grand-mère ne m’attendra plus jamais sous le porche pour me serrer dans ses bras, je ne ressentirai plus jamais cette étreinte qui a toujours fait de moi un enfant comme par magie. Au cours de ce voyage virtuel, j’en suis venu à imaginer que j’étais mon propre Ulysse et cette strophe de Cavafis m’est venue à l’esprit,
Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,
ni le farouche Neptune,
si tu ne les portes pas en toi-même,
si ton cœur ne les dresse pas devant toi.