Par Anibal Barca,
https://www.youtube.com/watch?v=av9biGmOdso
Pierre Perrault possède et développe dans son œuvre, sans aucun doute, l’un des regards les plus profonds et poétiques sur le territoire québécois, sur ses gens, sur leurs voix. Ce laisser parler conscient, cet exercice patient d’écoute, d’observation, de contraste se fixe toujours dans un territoire qui est à la fois lieu et souvenir, appartenance. Ce n’est pas un territoire vide, mais un lieu dans la conscience, la constance de l’être des personnes qui se spatialise et se dénude du fétichisme d’une identité unique, d’une seule façon de voir et de vivre l’espace, d’une seule manière d’être. Ce que l’on découvre dans le documentaire Un pays sans bon sens, c’est la multiplicité des regards, des façons de vivre le territoire, des façons d’exister et des limites imposées par le pouvoir, par le regard colonial de l’autre. Pierre Perrault nous présente, à travers les voix qui s’accumulent et qui grandissent dans une dialectique qui semble comme un fleuve de musiques en contrepoint, un regard profondément spatial et situé du monde qui est démonte par la critique venant des marges l’appareil sophistiqué de l’unicité nationale, le rêve d’une seule forme d’existence dérivée de l’héritage catholique français et colonial.
Le fil de ces voix qui soutient le récit documentaire est le témoignage de Didier Dufour, un chercheur et professeur universitaire, un docteur en sciences qui parle et critique à travers des métaphores avec des souris de laboratoire le caractère de la construction de la nationalité Québécoise. Dufour unit plusieurs voix, plusieurs regards. D’un côté, il représente les nouvelles générations éduquées du Québec qui s’éloignent de leurs origines paysannes. D’un autre côté, il représente la nécessité de penser le Québec depuis le territoire, depuis la culture, depuis cette façon de vivre sur le territoire que représentent les braconniers. Le point culminant de la réflexion de Dufour est la déconstruction qu’il réalise de cette nécessité de construire un pays, une nation. Dans une des scènes finales, Dufour dit :
… Le pays pour moi, c’est viscéral. C’est tellement viscéral que, si tu ne commences pas à y penser, tu commences à dire que le Québec ce n’est même pas ton pays… c’est Baie-Saint-Paul ! ! ! ma maison ! ! ! Le coin de la rue ! ! ! Le climat ! ! ! ce sont toutes ces petites choses qui s’imprègnent en toi… dont tu ne peux jamais te débarrasser. Je pense que le petit coin… Le petit village… qui t’a vu naître… qui t’a vu t’épanouir végétativement dans ta prime jeunesse t’a laissé une signature qui est indélébile (sic). C’est ça le pays. C’est la signature indélébile ! ! ! C’est viscéral ! ! ! ça ne s’intellectualise pas, ça se bucolise ! ! !
À la vision académique et de recherche de Dufour, qui constitue la pierre angulaire du récit, s’ajoutent d’autres voix qui se confrontent dans un antagonisme permanent entre la nation et l’exclusion, entre colonialisme et libération qui peuplent tout le récit. À la vision de Dufour s’oppose la vision optimiste d’un autre universitaire, un francophone de l’ouest, Maurice Chaillot, qui trouve dans le Québec et à Paris sa libération d’une vie de dissimulation et d’imposture, d’une vie de marginalité dans une société qui marginalise le français et les francophones comme des secteurs arriérés de la société. La solution est pour lui, la construction d’un état francophone. L’image de René Lévesque et ses réponses brillantes aux provocations d’un étudiant anglophone au Manitoba semblent résoudre en faveur de la construction nationale l’argument, mais la question est loin d’être résolue dans le documentaire. Les voix des paysans de l’île aux Coudes situés dans la marginalité de cette nouvelle nation, les voix des autochtones qui apparaissent dans le documentaire dépossédés de leur liberté, dépossédés de leur territoire par les francophones, par l’État, les voix puissantes des Bretons qui expliquent à partir de leur expérience et de leur désespoir le pouvoir colonial de la France et sa capacité écrasante et destructrice nous questionnent, attirent notre attention, nous interpellent et nous font réfléchir sur les limites de cet État unificateur, unidimensionnel basé sur une identité particulière.
La dérive radicale du nationalisme québécois représentée dans la négation du racisme systémique, dans l’exploitation sauvage des territoires des premières nations, dans un capitalisme extractiviste destructeur du territoire devrait nous faire réfléchir davantage sur la diversité qui habite ce pays et sur l’influence profonde que le territoire a sur la vie, sur la façon d’être, sur l’influence de cette rivière infinie qui le traverse, nous donnant tout ce que nous sommes aux premiers, nouveaux et anciens habitants de cette terre peuplé avec différentes peuples, langues, accents et regards.