Un pays sans bon sens de Pierre Perrault (1970). Une critique décoloniale du nationalisme québécois ?

Par Anibal Barca,

https://www.youtube.com/watch?v=av9biGmOdso

Pierre Perrault possède et développe dans son œuvre, sans aucun doute, l’un des regards les plus profonds et poétiques sur le territoire québécois, sur ses gens, sur leurs voix. Ce laisser parler conscient, cet exercice patient d’écoute, d’observation, de contraste se fixe toujours dans un territoire qui est à la fois lieu et souvenir, appartenance. Ce n’est pas un territoire vide, mais un lieu dans la conscience, la constance de l’être des personnes qui se spatialise et se dénude du fétichisme d’une identité unique, d’une seule façon de voir et de vivre l’espace, d’une seule manière d’être. Ce que l’on découvre dans le documentaire Un pays sans bon sens, c’est la multiplicité des regards, des façons de vivre le territoire, des façons d’exister et des limites imposées par le pouvoir, par le regard colonial de l’autre. Pierre Perrault nous présente, à travers les voix qui s’accumulent et qui grandissent dans une dialectique qui semble comme un fleuve de musiques en contrepoint, un regard profondément spatial et situé du monde qui est démonte par la critique venant des marges l’appareil sophistiqué de l’unicité nationale, le rêve d’une seule forme d’existence dérivée de l’héritage catholique français et colonial.

Le fil de ces voix qui soutient le récit documentaire est le témoignage de Didier Dufour, un chercheur et professeur universitaire, un docteur en sciences qui parle et critique à travers des métaphores avec des souris de laboratoire le caractère de la construction de la nationalité Québécoise. Dufour unit plusieurs voix, plusieurs regards. D’un côté, il représente les nouvelles générations éduquées du Québec qui s’éloignent de leurs origines paysannes. D’un autre côté, il représente la nécessité de penser le Québec depuis le territoire, depuis la culture, depuis cette façon de vivre sur le territoire que représentent les braconniers. Le point culminant de la réflexion de Dufour est la déconstruction qu’il réalise de cette nécessité de construire un pays, une nation. Dans une des scènes finales, Dufour dit :

… Le pays pour moi, c’est viscéral. C’est tellement viscéral que, si tu ne commences pas à y penser, tu commences à dire que le Québec ce n’est même pas ton pays… c’est Baie-Saint-Paul ! ! ! ma maison ! ! ! Le coin de la rue ! ! ! Le climat ! ! ! ce sont toutes ces petites choses qui s’imprègnent en toi… dont tu ne peux jamais te débarrasser. Je pense que le petit coin… Le petit village… qui t’a vu naître… qui t’a vu t’épanouir végétativement dans ta prime jeunesse t’a laissé une signature qui est indélébile (sic). C’est ça le pays. C’est la signature indélébile ! ! ! C’est viscéral ! ! ! ça ne s’intellectualise pas, ça se bucolise ! ! !

À la vision académique et de recherche de Dufour, qui constitue la pierre angulaire du récit, s’ajoutent d’autres voix qui se confrontent dans un antagonisme permanent entre la nation et l’exclusion, entre colonialisme et libération qui peuplent tout le récit. À la vision de Dufour s’oppose la vision optimiste d’un autre universitaire, un francophone de l’ouest, Maurice Chaillot, qui trouve dans le Québec et à Paris sa libération d’une vie de dissimulation et d’imposture, d’une vie de marginalité dans une société qui marginalise le français et les francophones comme des secteurs arriérés de la société. La solution est pour lui, la construction d’un état francophone. L’image de René Lévesque et ses réponses brillantes aux provocations d’un étudiant anglophone au Manitoba semblent résoudre en faveur de la construction nationale l’argument, mais la question est loin d’être résolue dans le documentaire. Les voix des paysans de l’île aux Coudes situés dans la marginalité de cette nouvelle nation, les voix des autochtones qui apparaissent dans le documentaire dépossédés de leur liberté, dépossédés de leur territoire par les francophones, par l’État, les voix puissantes des Bretons qui expliquent à partir de leur expérience et de leur désespoir le pouvoir colonial de la France et sa capacité écrasante et destructrice nous questionnent, attirent notre attention, nous interpellent et nous font réfléchir sur les limites de cet État unificateur, unidimensionnel basé sur une identité particulière.

La dérive radicale du nationalisme québécois représentée dans la négation du racisme systémique, dans l’exploitation sauvage des territoires des premières nations, dans un capitalisme extractiviste destructeur du territoire devrait nous faire réfléchir davantage sur la diversité qui habite ce pays et sur l’influence profonde que le territoire a sur la vie, sur la façon d’être, sur l’influence de cette rivière infinie qui le traverse, nous donnant tout ce que nous sommes aux premiers, nouveaux et anciens habitants de cette terre peuplé avec différentes peuples, langues, accents et regards.

Indignation et espoir en Colombie.

Cela se passe dans une rue en Colombie. La ville est couverte de décombres. La séquence, prise à partir d’un téléphone portable, commence avec l’image d’un policier anti-émeutes accroupi et pointant un lance-roquettes monté sur un trépied sur le trottoir. L’image du policier occupe tout l’écran. L’arme tire, un, deux, trois, quatre coups. Le caméraman recule un peu, ouvrant lentement l’angle de sa caméra. A côté du policier qui tire le Vanom, il y en a un autre qui semble le couvrir avec un bouclier en plastique. Derrière eux passe un char antiémeute, la caméra le suit et avec son mouvement révèle l’arrière-plan. On y voit trois garçons qui se protègent des tirs avec des boucliers faits à la main à partir de barils d’aluminium. Le char se dirige vers eux, les percute, et finit par disparaître dans la fumée des gaz lacrymogènes. Des images comme celle-ci d’une guerre urbaine et asymétrique entre la police et les manifestants, qui montrent un usage disproportionné et inutile de la force, ont inondé les réseaux sociaux depuis le 28 avril de cette année, alimentant l’indignation d’une explosion sociale qui avait été mise en hibernation par la pandémie et qui s’est manifestée sur toute la longueur et la largeur de la Colombie, atteignant dans son expansion les communautés de la diaspora colombienne à l’étranger. Un mois après le début de la grève nationale, les protestations se poursuivent et, compte tenu de leur intensité et de leur continuité, le gouvernement semble tomber dans le discrédit.        

La dynamique du débordement social colombien ne semble pas exceptionnelle dans le contexte international, mais ce qui semble exceptionnel, c’est la brutalité de la répression appliquée pour le contenir, qui a déjà été dénoncée par les organisations nationales et internationales de défense des droits de l’homme.   Daniel Pécault (2012, 22) dans son ouvrage classique “Ordre et violence en Colombie” propose une hypothèse qui semble malheureusement toujours d’une douloureuse actualité en Colombie. La violence, selon l’auteur, ne constituerait pas le renversement de l’ordre, au contraire, elle serait un moyen d’établir un ordre historique, une modalité d’action concrète de l’État qui cherche à imposer un état de choses particulier.  Cette action de construction d’une hégémonie basée sur la force, sur une répression constante et systématique du leadership venant des périphéries, d’en bas, a été une constante historique depuis les guerres du 19ème siècle et a traversé l’histoire moderne de la Colombie. Les images qui ont circulé dans les réseaux sociaux et qui ont mis le monde en état d’alerte en raison de la grave situation de violation des droits de l’homme en Colombie semblent être la preuve actuelle et graphique de cette hypothèse, de cette continuité historique. En témoignent les 6402 meurtres de “faux positifs” survenus entre 2002 et 2008 et rapportés par le JEP, les plus de 80 000 cas de disparition forcée survenus entre 1970 et 2018 et rapportés par le Centre national de la mémoire historique et, dernièrement, les 199 leaders sociaux qui ont été tués au cours de l’année 2020, en pleine pandémie. À la longue liste des victimes de la violence que le pays a vécue et continue de vivre, nous devons ajouter avec douleur ceux qui quitteront la longue liste des jeunes qui sont morts à cause de la répression des manifestations de la plus grande grève nationale que le pays ait connue dans son histoire moderne et qui, selon la plateforme GRITA de l’ONG Temblores, comptait déjà 43 personnes au 20 mai. Dans le cas de la Colombie, les protestations ont trait à la dénonciation de la majorité de la population qui vit en marge de la société contre l’appareil de mort qui a construit pendant des décennies la coexistence entre le trafic de drogue, le paramilitarisme et l’action de l’État justifiée par l’ennemi intérieur. Les protestations proviennent des cinq millions de personnes qui ont été expulsées de leurs terres par les déplacements internes provoqués par les acteurs armés dans un processus d’accumulation par dépossession et qui, depuis les périphéries des villes, revendiquent leur droit à continuer d’exister.  

Je voudrais faire quelques réflexions très générales sur l’explosion sociale de la protestation en Colombie. 1) La réponse militaire et policière aux débordements sociaux est non seulement insuffisante mais aussi contre-productive ; l’indignation continue de croître face aux preuves de la disproportionnalité et du caractère inutile de l’action policière.  2) Face à un problème social, la réponse doit être donnée en termes de politique sociale et d’inclusion politique et économique. 3)La solution la plus viable à la flambée de protestations est d’établir de toute urgence un dialogue à plusieurs niveaux (dialogue national avec la direction de la grève et dialogues locaux avec les personnes aux points de résistance et en première ligne) qui se traduise par des accords réalisables à court, moyen et long terme. 4) Les dialogues doivent permettre un processus de coordination des demandes qui conduit à des changements tangibles dans le système politique et dans les relations entre les niveaux local et national. 5) Une réforme de la police est nécessaire, qui sort du contrôle de la police de la sphère du Ministère de la Défense, qui garantisse la vocation civile de l’organisation, qui réforme l’ESMAD et qui respecte l’autonomie des entités territoriales en matière de police. 5) La question de la ségrégation urbaine doit être traitée de manière urgente et prioritaire. 6) L’accompagnement et la vérification internationale des droits de l’homme sont nécessaires pour rétablir un climat de confiance permettant une solution négociée à la crise. 

Pour la liberté

Cet article traite de la relation entre la peur, le fascisme et la liberté. Star Wars. Les progressions du fascisme à Madrid et en France. Poème de Miguel Hernandez.

Cela fait plusieurs jours que j’ai cessé de parcourir les délicieux chemins de la liberté que nous cultivons dans ces pages. Oui, je sais, il est plus facile de marcher dans l’ennui en ces temps de maladie, il est facile de ne plus s’étonner de la chaleur du soleil, des fleurs qui poussent impassibles parce qu’elles savent que la neige ne durera qu’un jour de plus et de se concentrer uniquement sur la peur, sur la maladie qui marche et qui semble croître alimentée par tant de souches, par tant de cas, par tant de morts. Nous vivons dans la peur et la peur grandit en nous, nous la cultivons et elle fait que notre attention et nos sentiments se concentrent sur les ombres. La liberté, en revanche, est une promesse qui renvoie notre regard à ce qui est important, à la couleur des fleurs, au sourire du promeneur qui croise notre chemin, à son regard, au rouge des couchers de soleil printaniers qui annoncent l’abondance de l’été. 

Ce week-end, en regardant Star Wars avec mon fils, j’ai réentendu les paroles de Maître Yoda au jeune Anakin Skywalker avant qu’il ne se tourne vers le côté obscur : “La peur est le chemin vers le côté obscur, la peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine mène à la souffrance, la souffrance mène au côté obscur”. Je trouve ces mots si sages, si simples et si vrais en ces temps sombres où le fondamentalisme grandit dans l’ombre. Dans les temps d’où est née, avant la maladie, cette méduse à cent têtes que nous appelons fascisme et dont nous avons nourri les serpents pour qu’ils grandissent avec les noms de Trump, de Bolsonaro, de Mori, de Duterte sur toute la longueur et la largeur de ce monde. Les peurs ont été renforcées et alimentées par les fakes news, par les chaînes WhatsApp et Facebook, se transformant en colère, en haine alimentée par l’ignorance de fausses phrases qui, répétées mille fois, semblent avoir pris le statut de vérité, faisant disparaître le dialogue et éveillant la croyance aveugle dans le tyran. 

Les nouvelles en provenance de Madrid nous surprennent encore. Un parti d’extrême droite (Vox) qui a fait campagne avec des fake news, des menaces et même des balles. Un parti qui traite les migrants comme des criminels, s’est associé à un autre parti qui a nourri dans l’ombre sa complaisance avec ces méthodes, le Parti Populaire. Le fascisme semble être revenu dans de nouveaux habits dans une Espagne qui n’a jamais complètement oublié le régime de Franco. En France, le pays des libertés, de la république, il semble que la recette de Madrid se répétera lors des élections présidentielles avec des intentions de vote de plus en plus favorables au parti de Marie Le Pen. L’histoire semble condamnée à se répéter et, une fois de plus, nous invoquons les fantômes du passé fasciste pour conjurer des peurs qui ne sont même pas fondées. Le fascisme fait resurgir toutes ces peurs artificielles et les transformera en cauchemars. 

Je crois que c’est précisément la peur qui est l’ennemi naturel de la liberté, la peur qui nous sépare, qui nous empêche de faire confiance, qui nous empêche de parler à l’autre et de le voir dans sa dimension réelle, dans sa possibilité d’émancipation. Cette pandémie semble nous éloigner encore plus de ceux qui sont « différents », et nous met face à nos préjugés, aux préjugés de nos institutions (racisme structurel), à nos propres peurs, mais nous devons nous rappeler que la liberté est avant tout un espoir qui colore notre regard de couleurs différents, c’est une promesse d’avenir qui se réalise dans l’autre, c’est une promesse de changement.

J’ai pris la liberté de traduire un beau poème sur la liberté comme élément de renouvellement du regard et de l’âme. Miguel Hernández a écrit ce beau poème au milieu de la guerre contre le fascisme que menaient les républicains espagnols, au milieu de la maladie causée par les blessures des combats contre Franco. Avec le chant de la liberté, la peur semble s’atténuer et laisser place à l’espoir. La seule façon de faire disparaître les ombres est de les mettre en face de la lumière, de la poésie, de la vie.

 Pour la liberté, je saigne, je lutte et je vis.
 Pour la liberté, mes yeux et mes mains,
 comme un arbre charnier, généreux et captif,
 Je donne aux chirurgiens.
  
 Pour la liberté, je ressens plus de cœurs
 que des sables dans ma poitrine. Mes veines débordent d'écume
 et j'entre dans les hôpitaux et j'entre dans les cotons
 comme dans les lys.
  
 Parce que là où apparaissent quelques orbites vides,
 elle mettra deux pierres de regard futur
 et elle fera pousser de nouveaux bras et de nouvelles jambes.
 dans la chair arrachée.
  
 Ils germeront ailés de sève sans automne,
 des reliques de mon corps que je perds à chaque blessure.
 Parce que je suis comme l'arbre abattu, qui surgeonne, 
 j'ai encore de la vie. 

Les territoires virtuels, proposition d’un filme et d’une promenade virtuelle

Aujourd’hui je veux me concentrer sur le territoire, je pense que dans les dernières entrées nous l’avons un peu négligé et comme vous le savez bien, un territoire doit être défendu même avec la vie elle-même. C’est du moins ce que pensent les nationalistes et les fanatiques qui ont établi une doctrine de la guerre basée principalement sur sa défense. Mais, en réalité, ce n’est pas de cela que je veux vous parler aujourd’hui. Comme j’ai insisté dans tous mes articles, ce territoire que nous défendons ici bec et ongles n’est que le coin d’un morceau de papier, ou bien, pour être plus clair, c’est un territoire qui apparaît sur vos écrans mais qui est en fait hébergé sur un serveur, un territoire virtuel, sans matérialité apparente et libre de guerre.

Comme vous le savez déjà, moi, Anibal, je suis un immigrant de plus qui est tombé amoureux de ce beau pays qu’est le Québec, avec ses longs hivers qui m’ont captivé par leur force écrasante et la pureté de ses blancs de toutes les nuances, avec cet immense fleuve qui embrasse comme une mère protectrice cette ville placée sur cette belle île où j’ai connu le bonheur, avec ce français qui a dans sa diction, dans sa musique, une force ancienne et une douceur presque mystique. Cependant, être migrant vous place dans une dichotomie constante dans laquelle votre cœur est déchiré entre le territoire de vos souvenirs et votre présent, aussi beau soit-il. Être un migrant vous laisse avec cette impression d’être loin de votre passé, fracturé. Je pense que cela se ressent encore plus fortement dans une période comme cette pandémie où la possibilité de voyager n’est qu’un vieux fantasme. Aujourd’hui, je voudrais parler un peu du territoire du détachement et de la virtualité de l’imagination comme échappatoire.

Je viens de regarder un film mexicain sur Netflix qui s’appelle Ya no estoy aquí. Le film m’a fait réfléchir à cette dichotomie spatiale que vivent les migrants, en particulier ceux qui sont contraints de quitter leur territoire. En psychologie, l’extrême de cette aliénation est associée à un traumatisme spatial connu sous le nom de syndrome d’Ulysse. Le film parle d’un adolescent mexicain qui vit dans une tribu urbaine vouée au culte de la cumbia. L’adolescent est contraint de quitter sa ville, son groupe d’amis, sa vie, sa musique et la vie l’oblige à une migration qu’il ne veut pas, qu’il ne mérite pas, à une rupture radicale avec son propre être. Le nom du protagoniste est Ulysse et le film est clairement la construction d’une métaphore moderne du mythe d’Ulysse. Nous revenons toujours aux Grecs, à leurs mythes paradigmatiques. Il s’agit d’un nouvel Ulysse incarné par un adolescent à la peau brune qui écoute et danse la cumbia. Je pense rarement aux migrations, aux odyssées quotidiennes que m’adressent chaque jour les migrants que je croise. Le charme du film réside dans son manque de prétention, ce n’est pas une métaphore intellectualisée d’une tragédie grecque, mais une mise à jour de l’idée du héros dans un personnage ordinaire qui peut être en ce moment en train de peindre votre maison, de vous emmener au supermarché et qui est parti pour un voyage dont il ne reviendra pas, parce que nous ne revenons jamais, quand nous revenons, nous sommes déjà autres, c’est la vertu du voyage. Comme le dit Cavafy,

Ithaque t’a donné le beau voyage       :
sans elle, tu ne te serais pas mis en route.    
Elle n’a plus rien d’autre à te donner.

Même si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé.    
Sage comme tu l’es devenu à la suite de tant d’expériences,
tu as enfin compris ce que signifient les Ithaques.

Ithaque est la maison d’Ulysse, le lieu où il ne peut pas retourner parce que le destin l’en empêche, le lieu qui lui manque après avoir été expulsé par la guerre pendant 20 ans. Dans le poème de Cavafy Comme on le voit, Ithaque, plus qu’une localisation géographique est une idée, l’expression plurielle des itacas nous suggère nécessairement qu’il s’agit d’un concept partagé, disons comme nous l’avons dit dans notre première entrée, une hétérotopie, c’est-à-dire une utopie qui ne se réalise pas collectivement, mais suggère une appropriation individuelle. Chacun a alors son Ithaque d’où il est parti un jour, un petit passé de territoire qu’il considère comme important dans son passé, c’est un lieu sans lieu, une image de son enfance, de l’amour qu’il avait, une nostalgie du foyer, du passé car que l’on le veuille ou non, on ne revient jamais même si l’on n’a pas voyagé, l’avenir est déjà en soi un voyage sans retour.

Sans la possibilité de retourner dans mon pays d’origine, accablée par la nostalgie, j’ai cherché dans ce monde fabuleux et terrible qu’est Google. Je dis fabuleux et terrible parce que tous les rêves peuvent s’y réaliser, mais aussi tous les cauchemars. Google est dans ce territoire virtuel où vit notre blog, le cerveau du monde, ce qui l’organise, mais tout dépend de lui, de ses algorithmes, de ses orientations. C’est un État apatride, sans représentation qui définit pour lui-même le caractère de son règne. Quoi qu’il en soit, comme je le disais, accablée par ma nostalgie, j’ai décidé de voir les rues de ma ville avec les yeux de Google Street View, j’ai parcouru pratiquement tous les lieux de mon enfance, j’ai visité l’école, je suis allée chez ma grand-mère par le même chemin que j’ai emprunté dans mon enfance depuis la maison de mes parents. Puis j’ai réalisé que l’endroit que je visitais à l’écran ne ressemblait en rien aux souvenirs de mon enfance, que les rues avaient changé, que les maisons semblaient plus petites, que les odeurs de café dans les rues n’atteignaient pas mon nez et que surtout ma grand-mère ne m’attendra plus jamais sous le porche pour me serrer dans ses bras, je ne ressentirai plus jamais cette étreinte qui a toujours fait de moi un enfant comme par magie. Au cours de ce voyage virtuel, j’en suis venu à imaginer que j’étais mon propre Ulysse et cette strophe de Cavafis m’est venue à l’esprit,

Tu ne rencontreras ni les Lestrygons, ni les Cyclopes,        
ni le farouche Neptune,         
si tu ne les portes pas en toi-même,  
si ton cœur ne les dresse pas devant toi.

Liberté et naïveté devant les capitaux, GameStop, Reddit et le jeune Robin des Bois.

Cette semaine a été marquée par des nouvelles en provenance de Wall Street sur l’attaque que certains jeunes, organisés dans divers réseaux sociaux[1], ont lancée contre de grands fonds qui spéculent sur la baisse en bourse des cotisations des entreprises en achetant des actions de ces entreprises de manière concertée et massive. L’idée romantique de jeunes sans ressources, d’un Robin des Bois armé de téléphones portables et de modestes épargnes s’attaquant au système financier, de la spéculation des grands capitaux, a imprégné l’imaginaire populaire et la nouvelle est devenue un sujet de tendance. Paul Krugman a versé de l’eau froide sur le feu de cette spéculation avec son article percutant dans le NYT, Pumps and Dumps and Chums,  Pumps and Dumps and Chums, dans lequel il remet en cause la nouvelle comme une surestimation de la presse, et plus particulièrement des réseaux sociaux, sur une question sensible. C’est-à-dire que l’attaque contre les fonds spéculatifsi, bien qu’importants dans la dynamique de l’évolution boursière des investisseurs et de certaines entreprises, ne représente que 0,06% du nombre total d’actions en jeu, de sorte que penser qu’une révolution est possible, ou que ce fait constitue à lui seul une révolution dans la façon dont les actions jouent à Wall Street, ne correspond tout simplement pas à la réalité. Il s’agit, au mieux, d’une action romantique de quelques jeunes, ou, plus justement, d’une circonstance qui a été vendue à la presse de cette manière. Cela m’amène à réfléchir, une fois de plus, à la relation entre cette action et la question de la liberté à notre époque, un thème récurrent dans ce blog.  

Dans mon dernier article,  j’ai abordé le dilemme de la liberté du point de vue de Sisyphe. J’ai dit, je crois que c’est la conclusion, que face à l’esclavage de la routine, des tâches quotidiennes, du travail qui constitue, bien sûr, une vente de notre force de travail, de notre temps et, finalement, de notre propre vie, nous n’avons que quelques petits espaces de liberté et que c’est pour cet espoir court et limité, pour cette promesse de liberté que nous continuons à vivre. Sartre[2] l’avait déjà dit de manière plus exacte et beaucoup plus belle et intelligente il y a plusieurs décennies. Mon amie Beatrix, avec qui je partage l’écriture de ce blog, le goût de l’expression graphique et le territoire de ce rectangle d’écran, a répondu dans son dernier billet en proposant une vision très positive des événements négatifs de l’existence, en parlant de la force de la volonté, de l’esprit. Je suis, un peu, comme un vieux philosophe dont on ne dit plus grand-chose, Gramsci, qui professait “le pessimisme de l’intellect et l’optimisme de la volonté”. En d’autres termes, nous devons lire la réalité avec le pessimisme de savoir que tout peut mal tourner, mais avec la volonté de croire que les choses vont bien se passer. Je pense donc que nous devrions faire la distinction entre la discipline (aspect positif), cette routine du corps et de l’esprit qui dépend de notre liberté, de notre choix de vie, et la routine (aspect négatif) qui nous est imposée de l’extérieur par notre patron, par notre supérieur, par notre existence dans cette dynamique besoin/liberté. Mais je vous ai déjà averti que je ne veux pas aller dans ces profondeurs et que je voudrais simplement que ce soit un Blog, très léger, très digne, un Blog dans le dernier manuel de YouTube qui dissimule mes fausses prétentions intellectuelles. Je veux donc essayer de relier cette réflexion sur la liberté avec ce qui s’est passé à Wall Street, essayons avec un exemple et une réflexion finale sous forme de corollaire.

Hier, j’ai interviewé mon ami, donnons-lui un nom pour l’identifier, Midas[3]. Midas est un jeune homme de 25 ans qui travaillait dans un restaurant de hamburgers près de chez moi. Sa mère est une Canadienne d’origine grecque et son père est un Cubain américain originaire de Floride. Ils ont décidé de venir au Canada après la crise du logement de 2008, la crise des subprimes. Pendant cette crise, les parents de Midas ont perdu leur maison et se sont retrouvés avec une énorme dette qui les a obligés à déclarer faillite. Sa mère a décidé de repartir à zéro et de voyager au Canada avec lui. Je souhaite reproduire ici quelques extraits de l’entretien que j’ai mené avec lui.

Moi : Midas, quelle était votre motivation pour acheter un BlackBerry et un GameStop le mois dernier ?

Midas : J’ai une motivation personnelle, en raison de l’histoire de ma famille et de tout ce qu’elle a subi avec les fonds vautours et la crise qu’ils ont provoquée en 2008. J’ai une motivation anarchiste qui consiste à semer le chaos dans les actions pour faire payer d’une certaine manière ces fonds pour ce qu’ils nous ont fait et j’ai une motivation immédiate, j’ai besoin d’argent, parce qu’avec COVID les choses sont devenues plus difficiles et c’était une façon d’avoir un revenu et de protester contre ce que je pense être mal.

Moi : Pensez-vous que cela va changer quelque chose à Wall Street ?

Midas : Oui, je pense qu’ils vont avoir peur de nous maintenant, ils savent que nous pouvons nous réunir pour jouer de la même façon qu’eux.

Moi : Pensez-vous qu’ils ont gagné une bataille ?

Midas : Oui, mais ce n’est qu’une bataille, maintenant tout le monde est au courant. Ils ont restreint les outils d’accès et je pense que les discussions ne seront plus jamais les mêmes.

Moi : Combien avez-vous tiré de cet investissement ?

Midas, par rapport à l’investissement que j’ai fait, c’était beaucoup, mais le volume était très limité, quelques économies seulement.

Moi : Pensez-vous qu’il sera possible de faire quelque chose de similaire à l’avenir ?

Midas : Je vais chercher l’occasion, mais ce sera très difficile. On en connaît le fonctionnement et on peut le prévoir.

Je pense que ce qui se cache derrière les déclarations de Midas est une grande insatisfaction à l’égard du système financier et de la façon dont il a affecté la vie de sa famille. Je dirais contre la financiarisation de l’existence.  Midas ne croit pas aux institutions financières, mais il ne croit pas non plus aux institutions politiques ou à la démocratie de parti, comme la plupart des jeunes avec lesquels je parle ces jours-ci. Il croit cependant à la réalisation d’actions collectives dirigées à partir des réseaux pour changer le système, à l’horizontalité des relations de pouvoir, il est végétarien, bien qu’il travaille dans un magasin de hamburgers, il est écologiste et, je dois le dire aussi, il est constamment alimenté par le contenu des réseaux sociaux, il croit donc à certaines théories de conspiration qu’il a vues sur YouTube, que des étrangers nous rendent visite et que les gouvernements nous cachent la vérité depuis des décennies. Midas est constamment à la recherche d’articles sur les investissements boursiers et est devenu un expert en matière d’investissements boursiers grâce à une application sur son téléphone. Quand je l’interroge sur la liberté, il me dit que c’est la première fois qu’il se sent important et libre. Je pense que j’ai déjà dépassé les limites de cet article, mais j’aimerais tirer rapidement quelques conclusions qui me viennent à l’esprit.

D’abord, la liberté, comme l’amour, ne se réalise qu’en quelques instants d’accomplissement.

Deuxièmement, les limites de la liberté sont franchies par les institutions et les pratiques, mais paradoxalement, seules les institutions peuvent nous garantir la liberté.

Troisièmement, les réseaux sociaux sont une source de coercition, mais ils peuvent, à certains moments, créer des moments marginaux de mobilisation des demandes sociales qui peuvent aller à l’encontre des systèmes et pratiques établis.

Quatrièmement, si l’on considère l’influence limitée de cette action sur l’ensemble des actions boursières, on se rend compte des limites de la liberté dans ce domaine.

Cinquièmement, je crois qu’il est nécessaire de repolitiser les discussions et de traduire toute cette non-conformité en nouveaux contenus politiques qui ne parlent pas seulement de la particularité des oppressions, mais de la construction générale d’une nouvelle société plus juste et plus démocratique. 


[1] Principalement sur Reddit et une sous-discussion, au sein de cette plateforme appelée WallStreetBets.

[2] Jean Paul Sartre, el mito de Sísifo. Éditions Gallimard, 1985. http://banq.pretnumerique.ca/accueil/isbn/9782072470400

[3] Le personnage et l’interview sont tous deux des fictions.

Sisyphe ou la vie au service des petits espaces de liberté,

Un vieil homme pousse une roche au sommet d’une montagne. La roche est très grande et le vieil homme emploie toute ses forces, chacun de ses vieux et tremblants muscles, pour la pousser. Il gagne, un par un, avec une dose infinie de patience et avec beaucoup, beaucoup de sueur, les quelques mètres qui le séparent du sommet. Le sommet semble encore lointain et, en raison de son âge et de sa faiblesse apparente, la probabilité qu’il puisse l’atteindre semble très faible. Chaque pas représente un effort surhumain pour ce vieillard qui, pour aggraver les choses, est également aveugle. Les orbites vides de ses yeux le prouvent. Le vieil aveugle soutient la roche du mieux qu’il peut avec son dos et la pousse avec la force que ses jambes possèdent encore. La roche paraît toujours sur le point de le vaincre, de le courber. Le drame de la scène est évident. Apparemment, d’après les éléments visibles dans le paysage, rien ne semble le forcer à le faire. Eh oui, il n’y a rien de matériel qui semble exiger de lui ce comportement irrationnel de vouloir gravir l’immense rocher sur la montagne. Le vieil homme continue, obstinément, à grimper la montagne avec le lourd bloc de roche, et quand il semble avoir atteint son but, quand la roche touche enfin le sommet et semble s’y stabiliser, elle se met à vaciller, glisser et redescendre. Le vieil homme semble dans son attitude, dans sa disposition en cette seconde, enfin libre et se lance dans la descente de la montagne soulagé, pour l’instant, du poids infini de cette roche. Sisyphe, c’est son nom, semble bien connaître le terrain par la sûreté que l’on remarque dans ses pas. Il descend à l’endroit où la roche a débarqué après la chute. Le vieil homme semble deviner à l’avance sa trajectoire, il la touche avec une rage contenue qui semble avoir toujours été là. Il recommence à gravir la montagne avec cette roche. La scène est répétée et Sisyphe fait toujours les mêmes mouvements. La répétition semble infinie, mais chaque fois qu’il descend, chaque fois que son corps se libère du rocher, son attitude semble se renouveler, son visage semble inondé d’un secret de bonheur, d’un air, d’une promesse de liberté qui n’est pas complètement accomplie.

J’ai vu cette scène sur YouTube, elle était tirée d’un conte pour enfants, elle est apparue sur mon écran sans le vouloir, sous la dictature de l’algorithme de recherche de Google qui semble régir la réalité de toute notre humanité, vivant collée à un écran. L’histoire de Sisyphe est encore plus complexe et plus longue, mais je voulais juste parler de la partie finale, de cette punition éternelle que les dieux lui ont infligée en portant un rocher sans cesse sur une montagne, dans un acte qui devient futile à cause de sa répétitivité. La première fois, c’est un exploit, vingt fois plus tard, cela semble de la folie, cent fois plus tard, tout sens se perd, mille fois plus tard, la compréhension se vide et l’acte devient imperceptible, il est accepté comme quotidien, comme faisant partie du paysage. C’est l’histoire de Sisyphe, un personnage de la mythologie grecque qui a réussi à défier les dieux, non pas une, mais deux fois, en échappant à la mort. Eh bien, je ne connaissais pas beaucoup le personnage non plus, et je ne veux pas, en le connaissant sur YouTube, passer pour un sage, car comme vous le savez, ce n’est pas le cas, bien entendu. Mais oui, voir ce vieil homme m’a fait réfléchir à la brièveté des espaces de liberté dont nous disposons.

Je veux dire que, en y pensant, chaque jour, nous tous mortels, comme Sisyphe, accomplissons une routine, il ne s’agit pas de porter le poids d’une montagne sur notre dos (c’est simplement une métaphore de la vie), mais d’avoir à accomplir la même tâche : conduire un taxi, être devant une caissière, devant un écran regardant l’évolution des finances d’une organisation, devant une bande de transport coupant des légumes dans une usine, devant certains étudiants répliquant la même classe de l’année dernière, etc… Chacun de nous est, chaque jour et sans cesse, comme un Sisyphe qui porte et pousse ses propres rochers, ceux qui lui sont destinés. Bien sûr, certains, quelques privilégiés, aiment leur travail et prennent du plaisir à le faire, mais cette personnalité sadique ne les libère pas de la répétition assidue, du fait de devoir pousser la même chose encore et encore, de la routine, de la répétition. Vous me direz que cela ne touche pas ceux qui peuvent, par la libération que leur donne l’argent, s’abstenir de travailler, ceux qui peuvent décider librement de leur emploi du temps, ceux qui ont déjà pu prendre leur retraite et qui jouissent placidement de la libération de leur temps, de leurs jours. Je veux dire aux gens que les hommes et les femmes sont des animaux d’habitudes et qu’en étant capables de décider librement de nos journées, nous décidons de faire la même chose parce que nous aimons ce qui est familier, ou plutôt parce que l’expérience de connaître quelque chose de nouveau est très fatigante et met au défi l’esprit et le corps, et nous nous habituons à ce qui se répète, à ce qui nous ennuie : De regarder YouTube, Netflix, de faire les mêmes lectures, de lire les mêmes auteurs, de faire les mêmes exercices, de regarder Tiktok, de courir dans les mêmes parcs, de passer les mêmes vacances, de voir les mêmes amis, encore et toujours.

J’ai commencé par mettre en garde, dans le premier article (http://territoireslibres.com/2021/01/voici-ce-que-je-veux-dire/) que j’ai écrit pour ce Blog en réponse à l’article de ma chère amie Beatrix, sur la difficulté d’établir un rapport entre la liberté et le territoire. J’ai compris le territoire comme un espace fermé, un espace frontalier. Un espace approprié par quelqu’un ou par certains dans un but quelconque, qu’il soit politique, économique ou simplement militaire. J’avais déjà dit que notre territoire libre est l’espace que nous nous approprions dans cette feuille électronique qui constitue ce blog. Aujourd’hui, j’ai voulu pouvoir parler d’une manière peut-être un peu moins complexe – je dois accepter que dans le dernier article, j’ai donné beaucoup de tours de vis- de la liberté, que j’avais définie par opposition à l’esclave, à l’obligatoire, à ce que nous devons faire. Regarder cette scène avec Sisyphe comme protagoniste m’a fait penser que la seule façon de comprendre la liberté dans sa dimension la plus profonde est de le faire comme Sisyphe, c’est-à-dire après avoir porté le rocher que nous portons tous sur nous (heureusement ou non) afin que plus tard, libérés de ce poids, nous puissions descendre en liberté relative la montagne, même si c’est pour chercher à nouveau le rocher de notre esclavage. C’est un peu ce que je ressens, je m’éloigne du travail, de la famille, quelques minutes pour écrire cet article que personne ne lira, parce qu’au fond de moi je sais que je l’ai écrit pour moi. Ma petite sphère de liberté, de décision est de jeter à la mer une lettre qui contient mes mots et dont je ne sais pas exactement dans quels yeux elle va tomber. Notre liberté est limitée parce que, comme je l’ai lu dans un blog que j’aime suivre (www.cuarentena.ca), nous sommes déterminés relativement par notre histoire. C’est-à-dire que nous choisissons, nous faisons notre propre histoire, mais nous la faisons en fonction des circonstances qui nous entourent et qui le passé nous lègue. La mienne est celui d’un simple immigrant.

Voici ce que je veux dire

« Voici ce que je veux dire. On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier. … il y en (des lieux) a qui sont absolument différents : des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier. Ce sont en quelque sorte des contre-espaces. Ces contre-espaces, ces utopies localisées, les enfants les connaissent parfaitement. Bien sûr, c’est le fond du jardin, bien sûr, c’est le grenier, ou mieux encore la tente d’Indiens dressée au milieu du grenier, ou encore, c’est – le jeudi après-midi – le grand lit des parents. C’est sur ce grand lit qu’on découvre l’océan, puisqu’on peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, c’est aussi le ciel, puisqu’on peut bondir sur les ressorts ; c’est la forêt, puisqu’on s’y cache ; c’est la nuit, puisqu’on y devient fantôme entre les draps ; c’est le plaisir, enfin, puisque, à la rentrée des parents, on va être puni. » (Foucault, 1996).

Beatrix nous a déjà raconté, dans le bel et profond essai avec lequel elle a ouvert ce Blog, la difficile relation conceptuelle entre territoire et liberté. Ne pouvant ni ne voulant entrer dans les profondeurs de ce débat où je pourrais mourir par noyade, ne sachant pas nager entre les concepts et les idées, je préfère essayer de communiquer à toi, cher lecteur, et à toi, très chère Beatrix, peut-être la seule lectrice de ce texte, mon idée sur les espaces et les territoires de liberté que nous inaugurons dans ce ” contre-espace ” virtuel.  Je suis convaincu que nous avons commencé notre échange avec beaucoup de respect pour le titre de cette page car, en réalité, chacun a sa propre idée de ce que signifient cette liberté et ces territoires et se les approprie différemment. 

Mon idée est quelque peu singulière, dans la mesure où je ne connais pas, par simple ignorance et par manque de temps et de lecture, je dois l’avouer, un autre inconscient comme moi qui a pensé de la même façon. Ainsi, cette page est si libre, que chacun peut partir de ce qu’il veut et que tout ce qui est écrit peut-être correct, quelque chose comme la post-vérité ou les déclarations de Trump qui sur papier ont peut-être un sens, mais qui traduites dans la réalité ne peuvent pas vivre sans laisser leur trace de haine et d’intolérance. Des idées qui semblent vraies sur le Twitter, mais qui dans la réalité ne sont révélées que sous forme de cauchemars. Dans notre cas, ces vérités se révèlent, tout au contraire, comme des rêves placides qui tentent de nous éveiller de la réalité qui ressemble de plus en plus à un cauchemar. Ce monde virtuel ne semble pas être, comme dans le monde réel, conditionné par la limite de la liberté de l’autre d’exercer sa propre pensée. Je veux mieux m’expliquer et pouvoir, en m’expliquant, me comprendre un peu plus pour voir où cette liberté me mène, pour l’instant je ne le sais pas encore.

L’espace est cet extérieur incommensurable, ce qui, lorsque nous ouvrons les yeux, pénètre par le nerf optique, cette distance entre ce que nous voyons et nous-mêmes, cet espace que notre nature humaine nuisible veut nous faire posséder. Au moment où nous assignons des barrières, nous installons des grilles, et nous nous approprions, ou plutôt prétendons nous approprier, symboliquement ou physiquement, un espace, nous le transformons en territoire. Ainsi, le territoire serait en quelque sorte, l’espace approprié. Nous nous approprions alors notre propre parcelle de cet espace virtuel. 

J’ai cité au début cette belle et complexe élucubration de Foucault qui illustre cela. Pour moi en suivant sa pensée, ce blog est cette utopie autre, cette utopie localisée, sur un serveur bien sûr, ce lieu qui s’oppose aux autres et qui tente d’une certaine manière de les neutraliser, de les effacer, de les purifier. C’est ce lieu agréable où la réalité devient imagination et perd ensuite, avec ce jeu, sa qualité de menace. Le territoire que nous commençons à nous approprier est en effet le territoire de nos propres mots, de nos histoires qui se rassemblent et se voient attribuer un contenu, ces mots qui errent déjà sans but et ne nous appartiennent pas plus parce qu’ils sont censés être en liberté dans cet espace numérique.

La liberté, nous la définirons par opposition, c’est tout ce qui n’est pas esclave, tout ce qui n’a pas de restriction, tout ce qui se promène librement dans nos têtes et nos cœurs. Je crois que ces territoires sont libres, au pluriel, dans la mesure où ils sont nombreux, sont le contraire de la restriction, de la réalité. Dans ces territoires, il nous est possible de voler si nous ne voulons pas être liés à cette terre, à cette gravité. Dans ce territoire, qui est simplement symbolique (il faut le prévenir) et qui est constitué du rectangle d’une feuille de papier, d’un écran, il nous est possible d’être ce que nous ne sommes pas, de parler de la manière dont nous ne le faisons pas, il nous est possible d’écrire des histoires sur les célébrations massives en temps de quarantaine, il nous est possible de parler d’un monde dans lequel le changement climatique est en recul et dans lequel les totalitarismes sont la mémoire d’un passé très lointain.  Je pense que ce sera notre défi, chère Beatrix, ou du moins le mien, car tu peux décider en toute liberté de ce que tu penses être le mieux et je viendrai te rendre visite avec mes mots dans tes mots puisque, à cause de la pandémie, nous ne pouvons plus nous voir.