Liberté et naïveté devant les capitaux, GameStop, Reddit et le jeune Robin des Bois.

Cette semaine a été marquée par des nouvelles en provenance de Wall Street sur l’attaque que certains jeunes, organisés dans divers réseaux sociaux[1], ont lancée contre de grands fonds qui spéculent sur la baisse en bourse des cotisations des entreprises en achetant des actions de ces entreprises de manière concertée et massive. L’idée romantique de jeunes sans ressources, d’un Robin des Bois armé de téléphones portables et de modestes épargnes s’attaquant au système financier, de la spéculation des grands capitaux, a imprégné l’imaginaire populaire et la nouvelle est devenue un sujet de tendance. Paul Krugman a versé de l’eau froide sur le feu de cette spéculation avec son article percutant dans le NYT, Pumps and Dumps and Chums,  Pumps and Dumps and Chums, dans lequel il remet en cause la nouvelle comme une surestimation de la presse, et plus particulièrement des réseaux sociaux, sur une question sensible. C’est-à-dire que l’attaque contre les fonds spéculatifsi, bien qu’importants dans la dynamique de l’évolution boursière des investisseurs et de certaines entreprises, ne représente que 0,06% du nombre total d’actions en jeu, de sorte que penser qu’une révolution est possible, ou que ce fait constitue à lui seul une révolution dans la façon dont les actions jouent à Wall Street, ne correspond tout simplement pas à la réalité. Il s’agit, au mieux, d’une action romantique de quelques jeunes, ou, plus justement, d’une circonstance qui a été vendue à la presse de cette manière. Cela m’amène à réfléchir, une fois de plus, à la relation entre cette action et la question de la liberté à notre époque, un thème récurrent dans ce blog.  

Dans mon dernier article,  j’ai abordé le dilemme de la liberté du point de vue de Sisyphe. J’ai dit, je crois que c’est la conclusion, que face à l’esclavage de la routine, des tâches quotidiennes, du travail qui constitue, bien sûr, une vente de notre force de travail, de notre temps et, finalement, de notre propre vie, nous n’avons que quelques petits espaces de liberté et que c’est pour cet espoir court et limité, pour cette promesse de liberté que nous continuons à vivre. Sartre[2] l’avait déjà dit de manière plus exacte et beaucoup plus belle et intelligente il y a plusieurs décennies. Mon amie Beatrix, avec qui je partage l’écriture de ce blog, le goût de l’expression graphique et le territoire de ce rectangle d’écran, a répondu dans son dernier billet en proposant une vision très positive des événements négatifs de l’existence, en parlant de la force de la volonté, de l’esprit. Je suis, un peu, comme un vieux philosophe dont on ne dit plus grand-chose, Gramsci, qui professait “le pessimisme de l’intellect et l’optimisme de la volonté”. En d’autres termes, nous devons lire la réalité avec le pessimisme de savoir que tout peut mal tourner, mais avec la volonté de croire que les choses vont bien se passer. Je pense donc que nous devrions faire la distinction entre la discipline (aspect positif), cette routine du corps et de l’esprit qui dépend de notre liberté, de notre choix de vie, et la routine (aspect négatif) qui nous est imposée de l’extérieur par notre patron, par notre supérieur, par notre existence dans cette dynamique besoin/liberté. Mais je vous ai déjà averti que je ne veux pas aller dans ces profondeurs et que je voudrais simplement que ce soit un Blog, très léger, très digne, un Blog dans le dernier manuel de YouTube qui dissimule mes fausses prétentions intellectuelles. Je veux donc essayer de relier cette réflexion sur la liberté avec ce qui s’est passé à Wall Street, essayons avec un exemple et une réflexion finale sous forme de corollaire.

Hier, j’ai interviewé mon ami, donnons-lui un nom pour l’identifier, Midas[3]. Midas est un jeune homme de 25 ans qui travaillait dans un restaurant de hamburgers près de chez moi. Sa mère est une Canadienne d’origine grecque et son père est un Cubain américain originaire de Floride. Ils ont décidé de venir au Canada après la crise du logement de 2008, la crise des subprimes. Pendant cette crise, les parents de Midas ont perdu leur maison et se sont retrouvés avec une énorme dette qui les a obligés à déclarer faillite. Sa mère a décidé de repartir à zéro et de voyager au Canada avec lui. Je souhaite reproduire ici quelques extraits de l’entretien que j’ai mené avec lui.

Moi : Midas, quelle était votre motivation pour acheter un BlackBerry et un GameStop le mois dernier ?

Midas : J’ai une motivation personnelle, en raison de l’histoire de ma famille et de tout ce qu’elle a subi avec les fonds vautours et la crise qu’ils ont provoquée en 2008. J’ai une motivation anarchiste qui consiste à semer le chaos dans les actions pour faire payer d’une certaine manière ces fonds pour ce qu’ils nous ont fait et j’ai une motivation immédiate, j’ai besoin d’argent, parce qu’avec COVID les choses sont devenues plus difficiles et c’était une façon d’avoir un revenu et de protester contre ce que je pense être mal.

Moi : Pensez-vous que cela va changer quelque chose à Wall Street ?

Midas : Oui, je pense qu’ils vont avoir peur de nous maintenant, ils savent que nous pouvons nous réunir pour jouer de la même façon qu’eux.

Moi : Pensez-vous qu’ils ont gagné une bataille ?

Midas : Oui, mais ce n’est qu’une bataille, maintenant tout le monde est au courant. Ils ont restreint les outils d’accès et je pense que les discussions ne seront plus jamais les mêmes.

Moi : Combien avez-vous tiré de cet investissement ?

Midas, par rapport à l’investissement que j’ai fait, c’était beaucoup, mais le volume était très limité, quelques économies seulement.

Moi : Pensez-vous qu’il sera possible de faire quelque chose de similaire à l’avenir ?

Midas : Je vais chercher l’occasion, mais ce sera très difficile. On en connaît le fonctionnement et on peut le prévoir.

Je pense que ce qui se cache derrière les déclarations de Midas est une grande insatisfaction à l’égard du système financier et de la façon dont il a affecté la vie de sa famille. Je dirais contre la financiarisation de l’existence.  Midas ne croit pas aux institutions financières, mais il ne croit pas non plus aux institutions politiques ou à la démocratie de parti, comme la plupart des jeunes avec lesquels je parle ces jours-ci. Il croit cependant à la réalisation d’actions collectives dirigées à partir des réseaux pour changer le système, à l’horizontalité des relations de pouvoir, il est végétarien, bien qu’il travaille dans un magasin de hamburgers, il est écologiste et, je dois le dire aussi, il est constamment alimenté par le contenu des réseaux sociaux, il croit donc à certaines théories de conspiration qu’il a vues sur YouTube, que des étrangers nous rendent visite et que les gouvernements nous cachent la vérité depuis des décennies. Midas est constamment à la recherche d’articles sur les investissements boursiers et est devenu un expert en matière d’investissements boursiers grâce à une application sur son téléphone. Quand je l’interroge sur la liberté, il me dit que c’est la première fois qu’il se sent important et libre. Je pense que j’ai déjà dépassé les limites de cet article, mais j’aimerais tirer rapidement quelques conclusions qui me viennent à l’esprit.

D’abord, la liberté, comme l’amour, ne se réalise qu’en quelques instants d’accomplissement.

Deuxièmement, les limites de la liberté sont franchies par les institutions et les pratiques, mais paradoxalement, seules les institutions peuvent nous garantir la liberté.

Troisièmement, les réseaux sociaux sont une source de coercition, mais ils peuvent, à certains moments, créer des moments marginaux de mobilisation des demandes sociales qui peuvent aller à l’encontre des systèmes et pratiques établis.

Quatrièmement, si l’on considère l’influence limitée de cette action sur l’ensemble des actions boursières, on se rend compte des limites de la liberté dans ce domaine.

Cinquièmement, je crois qu’il est nécessaire de repolitiser les discussions et de traduire toute cette non-conformité en nouveaux contenus politiques qui ne parlent pas seulement de la particularité des oppressions, mais de la construction générale d’une nouvelle société plus juste et plus démocratique. 


[1] Principalement sur Reddit et une sous-discussion, au sein de cette plateforme appelée WallStreetBets.

[2] Jean Paul Sartre, el mito de Sísifo. Éditions Gallimard, 1985. http://banq.pretnumerique.ca/accueil/isbn/9782072470400

[3] Le personnage et l’interview sont tous deux des fictions.

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